QSF tient à publier cette « Lettre ouverte », qui soulève un véritable problème, d’autant plus que certains présidents menacent les collègues qui ne font pas la totalité de leur service d’une réduction proportionnelle de leur salaire. QSF est prêt à publier d’autres interventions sur ce thème pour distinguer les universités respectueuses des statuts des enseignants chercheurs et des missions primordiales de l’université de celles dans lesquelles se produisent de tels dérapages.
Lettre ouverte aux enseignants-chercheurs,
à propos du « Référentiel d’équivalences horaires »[1]
(Arrêté du 31 juillet 2009 approuvant le référentiel national d’équivalences horaires)
Cher-e-s collègues,
« We are here to protect your time », c’est en ces nobles termes que le président de l’université de Stanford exprime la haute idée qu’il se fait de ses fonctions. Un président gardien du temps des enseignants-chercheurs, autrement dit au service des missions premières de l’Université : élaborer et transmettre la connaissance… Voilà qui donne à réfléchir en une période où la pression grandissante de l’urgence, la démultiplication des tâches et l’idéologie managériale en train de coloniser les esprits, (avec ses objectifs de rentabilité et de performance importés du monde de l’entreprise), font refluer de manière inquiétante la question du cœur et du sens de notre métier, et ce qu’il est fondamental d’en préserver pour que nous puissions l’exercer pleinement : la liberté[1] et le temps.
Cette question, le Référentiel nous offre l’occasion de la poser. Comment se fait-il que sa mise en œuvre soit aussi disparate ? Que certaines universités l’ignorent, alors que d’autres tentent de l’appliquer, mais de manières si radicalement opposées que ce «référentiel d’équivalences horaires » n’a plus d’unité que son seul nom.
C’est la conséquence de l’autonomie des universités, diront certains. Mais soyons clairs : cette autonomie ne confère pas aux présidents d’universités une toute-puissance gestionnaire affranchie du droit. S’ils ont désormais le pouvoir de gestion de nos carrières (mutation, détachement, mise à disposition, etc), rien, si ce n’est notre soumission volontaire, ne leur permet d’imposer aux enseignants-chercheurs, voire aux autres enseignants de l’université, une application qui détourne le référentiel de sa finalité.
Cette dérive trouve sa double limite:
– dans le Droit lui-même, qu’il s’agisse des textes concernant le référentiel ou, plus largement, des principes qui garantissent notre liberté et notre statut, spécialement protégés aux niveaux constitutionnel et légal (1),
– et dans la capacité de lucidité et de résistance des universitaires (2).
1) Pour bien le comprendre, il suffit de se référer aux textes, en l’occurrence celui de l’arrêté du 31 juillet 2009 « approuvant » le référentiel d’équivalences horaires et portant « proposition de référentiel », sous la forme d’un tableau, en annexe. Il n’est pas besoin de longues investigations pour constater d’emblée que cet arrêté ne pose aucune obligation, et encore moins de sanction. Comme il est fort laconique cependant, pour en saisir ce que les juristes dénomment la « ratio legis », sa raison d’être, il suffit là encore de se reporter aux différents textes et documents, disponibles sur le site du ministère qui en explicitent clairement le sens.
Il en ressort l’idée originelle du référentiel : « si un enseignant-chercheur accomplit des activités supplémentaires (suivi de stages, tutorat, responsabilité d’équipes pédagogiques, etc) énumérées dans le référentiel, celles-ci sont susceptibles d’être prises en compte dans son service ». Cette prise en compte peut se faire par une rémunération supplémentaire ou par une diminution des heures de cours, les modalités et la fixation de l’équivalence horaire relevant de chaque université. C’est bien dans cet esprit de gratification des enseignants-chercheurs que l’ont compris et mis en place un certain nombre d’universités, comme Nantes, Paris V, Strasbourg, Limoges ou Paris-Sud.
A Orléans et en quelques autres universités, le référentiel a été à ce point détourné, que l’idée qui l’anime est devenue : « si un enseignant-chercheur ne fait pas suffisamment de recherche, il devra accomplir des activités supplémentaires, ajoutées à son service, parmi celles énumérées dans le référentiel ».
Dans les deux phrases, il y a bien renvoi au référentiel, mais pour deux objectifs contraires.
D’un dispositif de gratification, on a cherché à faire un dispositif de contrôle, d’évaluation et de sanction. Conçu comme un barème d’équivalence dans l’annexe de l’arrêté, le tableau du référentiel mute en un outil de collecte d’informations, concernant l’ensemble de nos activités, y compris l’enseignement et la recherche. Cette mise en œuvre locale a produit un dispositif potentiellement illégal, pour plusieurs raisons :
– Non respect du champ d’application du référentiel, limité aux seuls enseignants-chercheurs,
– Détournement de l’objectif du référentiel,
– Violation d’une condition majeure de la modulation de service, à savoir l’accord écrit de l’intéressé,
– Atteinte au statut légalement et constitutionnellement protégé des universitaires, qui ne peut être modifié que par la loi, et dans le respect du principe à valeur constitutionnelle d’indépendance des universitaires,
– Dépassement des pouvoirs délégués au président de l’université, dont la liste déjà longue dans le cadre de ses compétences élargies, ne comprend cependant pas notre évaluation qui, elle, relève uniquement du CNU.
Voilà pour la limite -objective- posée par le Droit, qui fait obstacle à une mise en œuvre du référentiel détourné à des fins de contrôle du temps des universitaires.
2) Mais il est une autre limite, subjective celle-là, tout aussi puissante et qui ne dépend que de nous, c’est la claire conscience que ces dispositifs de contrôle ne peuvent être mis en place sans notre assentiment ou, a minima, notre soumission volontaire. En effet, ils ne constituent aucunement un « droit venu d’en haut », constitué d’obligations légales et assorti de contrainte. Ils proviennent d’une normativité de terrain, constituée d’actes juridiques illégaux, et d’actes de pure gestion, qui s’affranchissent du droit.
La seule force normative qu’ils pourraient avoir est celle que nous leur accorderions, si nous nous mettions à croire qu’ils s’imposent à nous. Car si nous nous y plions, et que nos comportements se transformaient en pratiques, nous en ferions du « droit d’en bas », tirant sa force de la répétition et surtout de notre croyance, erronée, en son caractère obligatoire.
En d’autres termes, cette instrumentalisation du référentiel en dispositif détourné de sa finalité première ne peut prospérer que si nous nous l’approprions, en raison d’un sentiment de contrainte intériorisée ou parce que nous aurions l’espoir illusoire d’en tirer un profit personnel. Tout dépend donc de notre capacité à interroger le sens du référentiel ainsi détourné, et plus généralement à résister à des dispositifs vecteurs d’asservissement et de négation des valeurs qui fondent notre métier.
Puissions-nous avoir suffisamment de conscience partagée que les enjeux de ce référentiel sont très loin d’être purement techniques, mais qu’au contraire ils touchent au cœur même de notre mission, afin que les présidents de nos universités se sentent investis de la noble fonction de protéger notre temps et notre liberté, au service des valeurs premières de l’Université.
Collectif d’universitaires
Université d’Orléans
Le 1er février 2012
Si vous partagez l’esprit de cette lettre ouverte, merci de vous manifester, afin que nous puissions nous dénombrer, dans le respect de l’anonymat de chacun : collectifuniversitaires@yahoo.fr
[1] « La liberté académique consiste essentiellement dans le refus d’un assujettissement, c’est-à- dire dans le refus de la subordination des universitaires à tout pouvoir, quel que soit ce pouvoir », Olivier Beaud, professeur de droit à l’université de Paris II.