Préambule
La formule « la réussite pour tous » semble être devenue le seul mot d’ordre de l’enseignement supérieur. Elle tient souvent lieu de cap et relègue au second plan tout rappel des missions historiques de l’université : élaboration de nouvelles connaissances, transmission des savoirs, formation critique des esprits. Rétablir les conditions scientifiques et pédagogiques qui permettraient aux enseignants-chercheurs et aux étudiants de profiter des perspectives de maturation intellectuelle et professionnelle que devrait offrir une vraie université publique est pour QSF un préalable à toute réflexion sur les stratégies de l’enseignement supérieur
De la « réussite pour tous » ou de la remédiation pour tous ?
Pour qu’il y ait une réussite réelle il faudrait d’abord que l’université redevienne le lieu de formation de tous ces étudiants qui aujourd’hui privilégient de plus en plus nombreux les formations sélectives privées ou publiques. L’université a vocation à accueillir en son sein aussi les meilleurs étudiants de l’enseignement secondaire et pas seulement ceux qui la choisissent par défaut ou pire encore parce qu’ils croient que les diplômes y sont bradés. Le brassage pédagogique qu’impliquerait le retour dans les universités de nos meilleurs bacheliers stimulerait les uns et les autres. Or nous constatons aujourd’hui que la plupart des étudiants qui ont réussi leur parcours dans l’enseignement secondaire fuient une université qui est devenue dans les premiers cycles le lieu de remédiation de tous les échecs de l’enseignement. Dans ces conditions, la « réussite pour tous » n’est ni possible ni souhaitable. Elle n’est qu’une opération cosmétique pour dissimuler l’échec de tout le système de l’enseignement.
Notre système universitaire souffre en effet d’une contradiction, paresseusement admise, qui consiste à déplorer l’échec à la fin de la première année du premier cycle et à interdire la sélection à l’entrée de l’université. Il est pourtant évident que l’absence de sélection est préjudiciable à la réussite des étudiants issus des classes les moins favorisées.
Le droit donné à tout bachelier d’entrer à l’université, sans qu’une orientation bien conçue lui ait été proposée, a pour effet de dévaloriser d’emblée la voie universitaire par rapport aux autres voies de l’enseignement supérieur. Une bonne orientation est l’une des conditions pour réduire la sélection par l’échec, qui frappe chaque année plus de 150 000 étudiants, et pour arrêter la dévalorisation progressive des diplômes universitaires, en particulier dans les sciences humaines, sociales et juridiques.
La sélection par les prérequis est la meilleure forme d’orientation et de protection des étudiants qui souhaitent poursuivre les études supérieures.
Deux mesures simples pourraient être envisagées : l’orientation des étudiants à travers les prérequis disciplinaires (les conditions à remplir pour qu’un étudiant soit en mesure de suivre la filière qu’il a choisie) et l’introduction, entre le Bac et le début des études universitaires, d’une année d’orientation, qui serait facultative pour les étudiants disposant des prérequis disciplinaires ou d’une mention au Bac.
Il faudrait d’autre part appliquer enfin les accords issus du processus de Bologne en ce qui concerne la capitalisation des crédits. La licence en trois ans constitue à la fois une raison de l’échec de masse et un obstacle à la capitalisation des crédits. En permettant aux étudiants de capitaliser à leur rythme les crédits nécessaires, on réduirait l’échec en adaptant la transmission du savoir aux possibilités de chacun. La perception même de l’échec serait ainsi radicalement modifiée. La capitalisation des crédits remplacerait complètement le système actuel de compensation. C’est la réussite aux examens qui doit permettre la capitalisation des crédits et non le contraire.
Parallèlement, la formation continue des adultes pourrait se faire, prioritairement, dans les universités. Elle permettrait de se déprendre d’une conception rigide des études, qui veut qu’on les accomplisse à plein temps aussitôt après le baccalauréat et que, si l’on échoue, les portes de l’université restent ensuite définitivement fermées.
Financement et démocratisation des études
Jusqu’ici, la démocratisation des études supérieures n’a pas été suivie d’une politique de redistribution des efforts. Un système qui, s’inspirant d’un principe d’équité, tiendrait compte de la condition sociale des étudiants, est tout à fait envisageable : une augmentation des droits liée aux revenus des familles et limitée par des règles nationales n’aurait rien de commun avec le système américain, où des droits d’inscription très élevés sont financés par un très lourd endettement, qui fait que la dette étudiante est devenue la deuxième dette américaine.
Aujourd’hui les droits d’inscriptions (192 €) correspondent à environ 2 % de la dépense moyenne par étudiant (10 000 € environ), alors que dans les autres pays de l’OCDE la moyenne de ces droits s’élève à 14 ou 15 %. Est-il normal qu’en France les familles aisées dont les enfants font des études universitaires ne contribuent quasiment pas au budget des universités ? Le fonctionnement actuel n’a pas, par ailleurs, d’effet redistributif. Il est inéquitable et inefficace. Il ne contribue ni à la démocratisation des études ni au rayonnement de nos universités.
Or nous sommes tous conscients de la grave crise budgétaire que connaissent nos universités. Nous sommes tous également conscients du fait que les moyens budgétaires alloués par l’État aux établissements de l’enseignement supérieur risquent de diminuer encore à l’avenir. Dans ces conditions, les universités sont dans l’obligation de trouver d’autres ressources budgétaires qui leur permettent de mener à bien leurs missions fondamentales.
Il faudrait dès lors envisager des droits d’inscription progressifs, liés aux revenus du foyer parental, avec l’exemption pour des étudiants issus de classes défavorisées. On pourrait introduire quatre taux progressifs de droits d’inscription : 500 €, 1 000 €, 1 500 €, 2 000 € (éventuellement déductibles du revenu imposable des foyers fiscaux). Une telle mesure aurait un double effet : elle renforcerait la détermination des étudiants, qui seraient ainsi davantage conscients des efforts consentis par leurs familles, par conséquent également incités à terminer dans les meilleurs délais leurs études ; elle contribuerait à renflouer de manière importante le budget des universités. On peut estimer que plus d’un milliard d’euros supplémentaires (si l’on prend d’un côté la moyenne des quatre taux, 1 250 €, et d’autre part les étudiants inscrits dans les universités françaises, 1 400 000, moins 300 000 ou 400 000 boursiers) pourraient ainsi abonder les crédits budgétaires de nos universités, ce qui correspondrait à une augmentation d’environ 10 %.
Un changement de politique sur ce sujet impliquerait que le système d’attribution des bourses soit remis à plat. Des bourses permettant de vivre et de financer les études universitaires doivent être accordées aux étudiants d’origine modeste. Une politique de bourses adaptées au coût de la vie et aux conditions de travail des étudiants défavorisés n’a jamais existé en France. Or la moitié de ce que rapporterait l’augmentation des droits d’inscription pourrait être destinée par les universités à des bourses d’études triennales (Licence) ou biennales (Master) dignes de ce nom (en moyenne mille euros par mois, ce qui permettrait d’accorder 300 000 ou 400 000 bourses). La suppression de l’allocation de logement, qui ne sert en réalité que les intérêts des bailleurs, permettrait également de dégager des ressources supplémentaires pour ces bourses d’étude.
L’attractivité des universités françaises et la revalorisation du métier
La renaissance des universités françaises ne se fera que si on les considère non seulement comme des institutions permettant aux diplômés de trouver du travail, mais aussi comme ce qu’elles sont dans leur principe : des lieux d’élaboration et de transmission des connaissances et de formation des jeunes générations.
Aujourd’hui, les universitaires ne disposent plus du temps libre nécessaire à la recherche. Leur esprit et leurs journées sont occupés par des obligations qu’il faut bien appeler parauniversitaires (administration, évaluation passive et active, accompagnement psychologique des étudiants en souffrance, tutorats, refonte périodique des maquettes didactiques, etc.), qui les empêchent de se consacrer à leur mission d’enseignants-chercheurs. Les moyens mis à leur disposition (bureau, bibliothèques, personnel administratif) ne sont pas à la hauteur du monde moderne. En outre, les dernières dispositions législatives ont multiplié les formes de l’évaluation des universitaires, créant un véritable harcèlement bureaucratique, qui a de surcroît des coûts de plus en plus élevés. Est-ce une gestion efficace de l’argent public ? Est-ce vraiment ce dont l’université et la nation ont besoin ?
L’un des effets pervers du système en vigueur dans notre pays est sa tendance à sous-estimer l’importance des travaux individuels, en particulier dans les disciplines où ces travaux constituent l’essentiel de la production scientifique. Comme les dossiers d’évaluation sont montés par les unités de recherche, ils visent à valoriser de façon prioritaire les travaux collectifs censés justifier l’existence de l’unité, et minorent corrélativement la place des travaux individuels. Dans les disciplines scientifiques où les publications collectives sont la règle (physique, chimie, biologie, par exemple), un tel système fonctionne à peu près correctement ; mais dans celles où la recherche avance principalement par les travaux individuels (histoire, littérature, philosophie, droit, mathématiques théoriques, etc.), l’effet de déformation est considérable : trop souvent, les dossiers d’évaluation ne rendent pas compte de l’état réel de la recherche dans les unités, faute de donner une place aux travaux individuels quand ces derniers ne rentrent pas dans les orientations définies collectivement. Telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en France, l’évaluation ne s’appuie pas sur les productions de recherche : livres, articles, réalisations diverses ; elle ne prend en compte qu’un discours second sur la recherche, à savoir les dossiers produits par les unités de recherche à l’intention des experts. Une telle évaluation, fondée sur une connaissance parcellaire, reste en grande partie aveugle à l’émergence d’objets de recherche nouveaux, aux mobilités disciplinaires et aux prises de risque. Elle est fondamentalement une évaluation de type administratif, qui ne mesure que la qualité du dossier compilé par l’unité. (Voir à ce propos la Note de QSF sur l’évaluation de la recherche : http://www.qsf.fr/2013/01/20/note-de-qsf-sur-levaluation-pour-une-autre-reforme-de-levaluation-de-la-recherche-et-de-lenseignement-superieur/).
Le temps de la recherche
La structuration actuelle de la recherche française fait seulement en apparence la part belle aux laboratoires. En réalité ce millefeuille institutionnel de plus en plus complexe ne permet pas de distinguer entre des centres qui ont une mission bien définie et d’autres qui n’existent qu’à l’occasion de l’élaboration de leur programme quadriennal. C’est l’un des effets du rattachement obligatoire des universitaires à un laboratoire. Les conséquences de cette obligation sont multiples :
a) Projets quinquennaux fondés souvent sur des thématiques scientifiques artificielles, ayant souvent comme seul débouché l’organisation de colloques coûteux et qui stérilisent en partie le vivier de publications des grandes revues scientifiques ;
b) Évaluation inefficace et très coûteuse des structures collectives qui aboutit à une restructuration continue des unités mal évaluées (avec ou sans notes) ;
c) Dilution des moyens financiers alloués aux laboratoires, pénalisant ceux qui possèdent des programmes collectifs non liés à des objectifs conjoncturels ;
d) Institutionnalisation de la recherche et marginalisation des sujets originaux ;
e) Faiblesse des unités françaises dans les appels à projets internationaux, qui sont destinés à des laboratoires possédant une véritable capacité de gestion et un pôle de coopérations internationales déjà constitué ;
f) Obstacle à la mobilité scientifique et administrative des universitaires, qui sont souvent obligés d’avoir recours pour leurs doctorants, aussi rattachés à des laboratoires, à des cotutelles artificielles ;
g) Pénalisation de la recherche individuelle, qui dans un grand nombre de disciplines des humanités est souvent la seule recherche fondamentale.
Laisser la liberté aux universitaires d’être associés pendant une période variable à un laboratoire, la liberté de créer le cas échéant des groupes de recherches dans des hôtels à projets, autour de projets limités dans le temps (ANR, ERC) correspond en premier lieu à la respiration naturelle de la recherche dans presque toutes les disciplines des sciences humaines et sociales.
Une telle liberté offrirait également plusieurs avantages concrets :
a) Elle permettrait de limiter le nombre d’unités (deux ou trois cents laboratoires par rapport au millier actuel) et de renforcer les unités capables de se structurer autour de programmes de longue durée et de relever les défis des appels à projets internationaux ;
b) Elle libèrerait le chercheur de la contrainte d’adapter sa recherche à des axes prédéterminés, en le poussant à s’investir dans les appels d’offre blancs. Une stratégie de la recherche qui n’intégrerait pas – et qui ne favoriserait pas – des découvertes imprévisibles ou non programmées penserait l’avenir avec les yeux rivés sur le rétroviseur disciplinaire ;
c) Elle responsabiliserait encore plus l’universitaire, qui ayant choisi de travailler sur des sujets plus personnels, bénéficierait d’une dotation individualisée et pourrait établir un bilan de son activité de recherche.
Renforcer le rôle des vraies unités permettrait enfin de mieux définir les politiques publiques de la recherche fondamentale.
« We are here to protect your time »
C’est avec ces mots que le président d’une de ces universités américaines qui constituent une référence pour nos dirigeants, Stanford, s’est adressé à ses collègues. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer un président d’université française s’adresser à ses pairs en ces termes. Pourtant, sans le temps destiné à la lecture, à l’étude, à la recherche, l’enseignement supérieur n’existe plus ou se transforme en remédiation pour tous.
Pour ce faire, il faudrait augmenter de manière considérable le nombre de délégations, voire de détachements de longue durée (3-5 ans), ce qui permettrait de créer les conditions d’une véritable modulation du temps de travail et de recherche des universitaires.
Le CNRS a les moyens pour devenir l’acteur principal de cette renaissance de la recherche universitaire, dont il serait le premier bénéficiaire. Accorder deux mille accueils en délégation au lieu des 600 actuels ne coûterait au CNRS que 0,7 % de son budget et offrirait aux enseignants-chercheurs ce temps de la recherche que les trop rares congés sabbatiques, de plus en plus semestrialisés, ne suffisent pas à garantir.
Préserver le temps de recherche des enseignants-chercheurs est la condition première pour offrir aux jeunes générations et à la nation une université publique de qualité.
Protéger ce temps, c’est protéger le bien le plus précieux dont ont besoin tous les universitaires, les enseignants-chercheurs comme les étudiants.