Plus d’une fois, dans un restaurant ou dans un hôtel italien, je me suis vu apostropher par le garçon ou l’hôtelier d’un vibrant (et ironique) : « Dottore ! » qui ne manquait pas, malgré la prodigalité avec laquelle mes interlocuteurs semblaient l’utiliser pour la plupart de leurs clients, de me flatter. J’avais beau savoir qu’en Italie le titre de dottore est conféré aux titulaires du diplôme de laurea, qui correspondait en gros à notre ex-maîtrise et à notre présent master, et non pas au titulaires du dottorato di ricerca, j’étais ravi qu’on me confère aussi généreusement ce titre sur ma bonne mine. La même chose, mutatis mutandis, m’était arrivée en France quand j’obtins en 1981 le diplôme de docteur de troisième cycle, pourtant considéré à l’époque comme un doctorat au rabais, par opposition au doctorat d’Etat, disparu au moment de la loi Savary en 1984 : la concierge chargée de me monter le courrier dans mon immeuble parisien m’avait un jour demandé une consultation médicale gratuite car elle avait vu une lettre me gratifiant de ce titre.
Avec son projet d’arrêté sur le doctorat, le ministère de l’Education et de l’enseignement supérieur ne va-t-il pas donner aux écoles doctorales le pouvoir de conférer ce titre de manière aussi prodigue que les garçons de café ou d’hôtel italiens ? Car il prévoit, dans son article 10, titre II, que « le chef d’établissement peut, par dérogation et sur proposition du conseil de l’école doctorale, inscrire en doctorat des étudiants ayant effectué des études d’un niveau équivalent ou bénéficiant de la validation des acquis prévue à l’article L. 613-5 du code de l’éducation. » Ce qui veut dire qu’on pourra se présenter au doctorat sur la base d’une expérience professionnelle, sans avoir au préalable fait de master 1 ou de master 2, c’est-à-dire sans avoir reçu d’enseignement universitaire. On pourra ainsi, dans des conditions qui ne sont pas précisées, devenir docteur sur le tas. Certes, l’arrêté prévoit des études de 3 ans, pendant lesquelles on peut supposer que le candidat dottore aura le temps de se familiariser avec la recherche, mais il accorde aussi la possibilité d’obtenir le doctorat « par la voie de l’apprentissage ou par la voie de la validation des acquis de l’expérience » On imagine que pour cette validation on aura recours à l’expérience en ce domaine des garçons de café italiens… Ce qui surprend dans le texte projeté est la combinaison d’une telle libéralité ou d’un tel laxisme dans les conditions d’accès au doctorat avec l’organisation quasi militaire du suivi des apprentis dottori, de la soutenance où le directeur n’a plus le droit de siéger que comme le mort au bridge, silencieux et passif, en même temps que tout le processus devient encadré par des écoles doctorales qui multiplient leurs réunions, dont certaines doivent se faire avec des représentants des professions et non plus uniquement avec des enseignants chercheurs.
Aux hôteliers italiens comme à nos tôliers ministériels faut-il rappeler que le doctorat est le diplôme universitaire par excellence, celui qui consacre non seulement trois ou quatre années de recherche, mais tout un cursus universitaire, et qu’il en est ainsi depuis que les universités ont été créées au Moyen Age ? Que ce titre n’a de sens qu’à l’intérieur d’une communauté universitaire dans laquelle les valeurs de la recherche et du savoir sont partagées, et non pas mises sous la tutelle de professions ? Que la relation entre un professeur et un doctorant est une relation de confiance et de travail commun, qui suppose de la part de l’un et de l’autre bien autre chose qu’une sorte de contrôle mutuel ? Que tout le sens du doctorat et de l’acte de conférer des titres universitaires repose sur l’autonomie du professeur par rapport à une école doctorale ? Que celle-ci est trop souvent une manifestation de la caporalisation des universités françaises et qu’elle porte manifestement atteinte au droit qu’a statutairement tout professeur de diriger une thèse, sans passer sous les fourches caudines de ces prétendues « écoles à doctorer » ? Que s’il est souhaitable que la France se dote de vraies écoles doctorales, celles-ci ne soient pas de simples instances de contrôle comme ce texte l’envisage, mais qu’elles aient, comme dans les pays anglophones et dans la majorité des pays européens, des conditions bien spécifiques d’entrée et de sortie, sanctionnées non seulement par un examen des dossiers et des projets de thèse, mais aussi par de véritables examens impliquant un enseignement doctoral sous forme de séminaires (alors que bien souvent il n’y a pas de séminaires doctoraux en France). Tout semble fait pour vider ce diplôme de son sens, et n’en faire plus qu’une machine à conférer le titre que les cafetiers et restaurateurs italiens appellent par dérision un dottore.
Pascal Engel