Article paru dans Libération – le 13 mars 2012
« We are here to protect your time ». C’est avec ces mots que le président d’une de ces universités américaines qui constituent une référence pour nos dirigeants, Stanford, s’est adressé à ses collègues. Il est difficile aujourd’hui d’imaginer un président d’université française s’adresser à ses pairs en ces termes.
Pourtant, sans le temps destiné à la lecture, à l’étude, à la recherche, l’enseignement supérieur n’existe plus. Protéger le temps, c’est protéger le bien le plus précieux dont ont besoin tous les universitaires : les professeurs et les étudiants, car le modèle du bachotage n’est pas toujours le raccourci idéal vers cette formation de l’esprit critique qui est la première des compétences. La défense du statut universitaire doit être une priorité des présidents d’université, mais il est également indispensable que ces derniers continuent à se penser comme des universitaires au lieu de se transformer en gestionnaires, comptables d’un budget qu’il ne leur appartient pas de déterminer. Pour protéger le temps de leurs collègues les présidents des universités devraient aussi préserver au moins en partie leur temps de recherche et d’enseignement, y compris pour pouvoir revenir à leur mission statutaire une fois leur mandat achevé.
Mais c’est une autre vision qui est en train de s’imposer. Celle par exemple du directeur de Sciences-Po, Richard Descoings, qu’on présente comme le modèle de manager dont auraient besoin les universités créées par la loi LRU. Le cas est extrême. Il révèle cependant une conception de l’enseignement supérieur et de la recherche qui n’a plus rien à voir ni avec l’un ni avec l’autre. La managérisation de la fonction de président d’université est une réalité qui apparaît aux yeux de tous. Une telle évolution est pourtant contraire au principe de la collégialité. Elle pose en outre de nouveaux problèmes, et prioritairement celui de l’émergence d’une génération d’universitaires qui délaissent de plus en plus leur mission statutaire de passeurs du savoir pour devenir des administrateurs du pouvoir.
Certains pourraient hausser les épaules et affirmer : on connaît l’hostilité des universitaires au renforcement des pouvoirs du président opéré par la loi LRU. Prenons cette objection au sérieux et énumérons les risques d’une telle mutation managériale. Il suffit d’en évoquer quatre, les plus visibles.
1. Les privilèges associés à la fonction, que le modèle ravageur de Sciences-Po ne fait qu’accentuer, risque d’aiguiser les appétits d’universitaires, qui n’auraient pas d’autres moyens de progresser dans leur carrière, y compris parce que le métier d’universitaire est de moins en moins bien rémunéré, le salaire ayant régressé de 30 % en moyenne depuis quarante ans. Or la renommée et l’histoire des universités, de toutes les universités, n’ont pas été faites par leurs directeurs ou présidents mais par la qualité des esprits libres qui y ont enseigné.
2. La spécialisation administrative de la fonction risque d’élargir l’abîme entre les élus et leurs pairs, faisant oublier aux présidents d’université qu’ils sont d’abord les garants des libertés universitaires qui fondent leur statut.
3. L’accentuation de l’individualisation de la fonction et l’absence d’une vraie collégialité – l’institution de sénats académiques devrait être une des priorités de la CPU – conduit les présidents à devenir les courroies de transmission de toute politique étatique. Les présidents seront de plus en plus les otages consentants d’un projet et d’un mode de pensée fondamentalement étrangers à la mission universitaire.
4. Le statut de celui qui n’est plus primus inter pares mais bien plutôt primus super pares risque d’aboutir à une défense catégorielle de privilèges qui ne se justifieront plus que par l’affichage de résultats quantitatifs : progression du nombre d’inscrits, réduction artificielle du taux d’échec, augmentation du nombre d’heures consacrées aux tâches administratives. L’université risque d’être évaluée désormais en fonction de critères managériaux imposés par le ministère, qui reste le principal bailleur de fonds, alors que le capital premier de l’université est dans les savoirs qu’elle transmets et qu’elle fait ainsi fructifier.
Il ne s’agit pas de douter de la vertu des universitaires mais de contester un système qui peut laisser libre cours à la seule véritable autonomie instituée par la LRU : celle des présidents qui, une fois élus, sont faiblement contrôlés. Il faut recréer les conditions dans lesquelles les qualités des élus dirigeant l’université peuvent se mettre au service de la communauté universitaire. Il faut que tous les universitaires, y compris ceux qui forment la conférence des présidents des universités (CPU), mettent au cœur de leur réflexion l’articulation entre collégialité et gestion financière, entre les missions statutaires et les nouvelles tâches administratives. C’est la condition essentielle pour contribuer à éloigner ces quatre dangers et promouvoir une véritable autonomie des universités.
Un grand universitaire, Alain de Libera, écrivait au début des années 1990 qu’il fallait restaurer « l’ambition universitaire » et « rétablir ses franchises en la rendant à sa vocation première, l’ouverture à l’universel, la discussion argumentée, la critique des faux prestiges et des vrais pouvoirs ». Vaste programme, qui restituerait leurs missions scientifiques et intellectuelles à nos universités.
Mais c’est à ce prix que le vrai prestige de l’universitaire ne se transformera pas en faux pouvoir des présidents d’université. C’est alors seulement que l’on pourra envisager des réformes courageuses, afin que les universités retrouvent non seulement leurs franchises mais surtout leur rayonnement : le temps des universités.