Le débat sur le système actuel d’évaluation des enseignants-chercheurs est au cœur de l’actualité universitaire. Une pétition, circulant sur Internet et ayant obtenu un certain succès, demande l’abrogation du décret statutaire du 23 avril 2009, qui avait été à l’origine de la grande mobilisation du premier semestre 2009. Elle fait suite à une série d’initiatives individuelles refusant par principe l’évaluation et allant jusqu’à prôner une sorte de désobéissance civile envers le système actuel d’évaluation, y compris par les pairs.
Cette pétition invite les signataires à déclarer leur opposition « à l’évaluation quadriennale instaurée par le décret n° 2009-460 du 23 avril 2009, comme à toute forme d’évaluation individuelle systématique et récurrente ». Malgré des points d’accord avec cette pétition, qui reprend des arguments que notre association a souvent eu l’occasion de faire valoir publiquement, QSF n’entend pas soutenir ce texte. Alors que le mouvement de 2009 est né de la volonté des universitaires de ne pas être soumis au bon vouloir des présidents d’université et des conseils d’administration, qui pouvaient déterminer discrétionnairement leurs obligations de service (modulation de service, éventuellement à la hausse), la présente pétition se présente essentiellement comme une critique systématique non seulement de l’évaluation quadriennale des enseignants-chercheurs, mais également du principe même de l’évaluation, qui serait considérée comme étant en contradiction avec la liberté académique. Ces prises de position ne nous semblent pas fondées, pour les raisons suivantes :
1/ Contrairement à ce que cette pétition laisse croire, ce n’est pas sur le terrain de l’évaluation qu’il convient de placer prioritairement l’action et la critique de l’actuel statut des universitaires. Comme QSF n’a cessé de le souligner, l’évaluation est un problème secondaire. Le principal problème dont souffrent dans ce domaine les universités françaises est celui du recrutement, qui reste marqué par le clientélisme et le localisme. Sur ce point, la loi LRU n’a fait qu’aggraver le problème. Or, si l’on recrute « bien » et selon des conditions scientifiques et déontologiques transparentes, l’évaluation continue devient moins importante. Si l’on se donne les moyens de faire venir dans nos universités des savants compétents et ayant une vocation universitaire, il n’est nul besoin, ensuite, de les assujettir à ces procédures tatillonnes, introduites par les chantres de la gestion managériale des universitaires, lesquels sont devenus souvent des non-publiants.
2/ La pétition part du principe que l’évaluation serait un terme univoque. Or, en réalité, le mot est utilisé dans des sens très différents. Il faudrait distinguer entre évaluation quantitative et évaluation qualitative, entre évaluation bureaucratique et évaluation par les pairs, entre évaluation des performances éducatives (nombre de diplômés, etc.) et évaluation de la recherche scientifique. Lorsqu’ils sont évalués, les universitaires, doivent l’être selon les critères en vigueur dans la communauté académique et donc à l’intérieur d’un cadre disciplinaire. En d’autres termes, tout aussi que le principe de l’évaluation sont les modalités concrètes de l’évaluation.
3/ C’est pourquoi lorsque, confrontée au problème de l’évaluation fixée par les textes réglementaires (décret statutaire et décret CNU), QSF a tenu à publier sur son site, en février 2012, un communiqué dont il convient de rappeler ici les conclusions pratiques :
« D’une part, QSF préconise de réserver une évaluation approfondie aux enseignants-chercheurs qui souhaitent demander une promotion au grade supérieur, un congé sabbatique, ou la prime d’excellence scientifique. »
« D’autre part, une évaluation moins approfondie pourrait être effectuée, s’apparentant à un système de suivi de la carrière, pour des universitaires qui, n’ayant pas soumis leur dossier de carrière depuis quatre ans à un jury, à un conseil ou à une commission en dehors de leur université de rattachement, subiraient leur première évaluation nationale. »
« QSF tient ici à rappeler que ce second type d’évaluation ne saurait déboucher sur une obligation de « moduler » les services au sens où un collègue mal jugé pourrait se voir imposer un alourdissement de son service d’enseignement au delà des 192 h TD statutaires. »
« Enfin, les autres finalités de l’évaluation, s’il y en a, doivent absolument être précisées avant l’application de la réforme. QSF met en garde contre le danger de dévoiement de ces évaluations nationales par les instances locales. Aussi les limites de leur publicité et de l’usage qui pourra en être fait doivent absolument être définies par chaque section pour éviter une instrumentalisation contestable et orientée de l’évaluation nationale »
4/ La pétition soutient que tous les enseignants-chercheurs « sont évalués de manière approfondie à de multiples étapes de [leur] carrière ». Cette affirmation est contredite par les faits : nombreux sont les universitaires qui ne sont jamais soumis tout au long de leur carrière à une évaluation par les pairs de leur activité de recherche. Cette assertion est également inexacte pour tous les universitaires qui ne demandent pas de promotions et n’ont plus, ou plus guère, d’activités de recherche.
Ce sont d’ailleurs ces catégories d’universitaires qui posent un problème à la fois administratif, didactique et éthique. Il faut rappeler que, confronté à l’existence d’un pourcentage non négligeable d’universitaires ayant abandonné la recherche, le ministère de l’enseignement supérieur avait envisagé le système de la modulation de services. Il s’agissait d’une mauvaise réponse à un vrai problème. QSF avait dénoncé une solution improvisée et combattu cette conception punitive des obligations statutaires des enseignants-chercheurs, qui aurait entre autres pour conséquence de dissocier encore plus l’enseignement de la recherche, en particulier dans les premiers cycles. Le problème posé à la collectivité par ces universitaires demeure néanmoins.
Sur ce point QSF entend être particulièrement clair. Il n’est pas question de refuser par principe une évaluation qualitative des universitaires par leurs pairs. Tous les autres fonctionnaires sont, d’une manière ou d’une autre, évalués. On ne voit pas au nom de quelle exception les universitaires pourraient revendiquer le privilège extravagant, sous prétexte d’une liberté absolue, de refuser d’être soumis à un contrôle, si minime soit-il. Nous avons tous, en tant que fonctionnaires de l’État, à rendre compte devant la nation, des efforts financiers que les citoyens contribuables consentent pour nous. On ne voit pas bien en quoi cette obligation porterait atteinte à la liberté des universitaires. Elle rappellerait aussi à tous que l’existence des libertés universitaires va de pair avec celle des devoirs de tout universitaire. Comme l’a dit un célèbre sociologue américain, « la liberté académique n’est pas l’anarchie académique ».
C’est pour cette raison que QSF a recommandé, dans son communiqué du 13 février 2012, que « chaque université impose l’obligation à tout enseignant-chercheur de publier sa fiche d’activités annuelle d’une à deux pages sur le site de l’université d’appartenance. Une telle fiche qui recenserait ses diverses activités passées (enseignement, recherche, conférences, administration, activités accessoires, etc.) suffirait à avoir une information suffisante sur les collègues qui n’ont pas été évalués depuis longtemps. »
5) La critique inconditionnelle de l’évaluation affaiblit le corps des universitaires. L’évaluation intervient dans plusieurs modalités actuelles de gestion de notre corps, notamment dans la répartition des budgets entre les universités selon le modèle SYMPA, qui donne plus de moyens financiers aux universitaires qui font effectivement de la recherche ; dans l’attribution d’une prime (dite d’excellence scientifique) aux meilleurs chercheurs pour une durée de 4 ans ; enfin dans l’évaluation des équipes de recherche par l’AERES.
Le principe de l’évaluation régulière s’impose à nos collègues du CNRS dont l’activité scientifique est examinée par les sections du comité national du CNRS, l’équivalent des sections du CNU. Les universitaires qui s’opposent à toute évaluation individuelle par leurs pairs contribuent à renforcer la conviction, erronée, mais répandue chez une partie des chercheurs du CNRS, ainsi que chez certains décideurs, que les enseignants-chercheurs ne font pas de recherche L’image d’universités sans recherche est pour notre corps, et au-delà pour nos universités, tout simplement inacceptable
6) Enfin, la pétition tombe dans une contradiction lorsqu’elle remet en cause l’évaluation par le CNU. En effet, la mobilisation de 2009 a eu pour conséquence la revalorisation du CNU, lequel, en tant qu’instance disciplinaire et nationale dont les membres sont majoritairement élus par leurs pairs, a été chargée de nouvelles tâches, dont l’évaluation. Le refus de cette évaluation par le CNU pourrait encourager le ministère à déléguer toute évaluation aux établissements : l’évaluation « approfondie », concernant les promotions et les primes d’excellence scientifique, et l’évaluation « moins approfondie », destinée à un suivi de carrière des enseignants-chercheurs
Comme QSF le rappelle avec constance depuis la publication du décret statutaire de 2009, ce dernier formule de mauvaises solutions en imposant une évaluation quadriennale et obligatoire, à la fois inutile et irréaliste, mais QSF n’est pas hostile à toute forme d’évaluation et approuve l’élargissement des missions du CNU en la matière.
Pour l’ensemble de ces raisons, QSF ne peut s’associer à une pétition qui contient trop d’ambiguïtés pour être soutenue dans son intégralité.
QSF continuera en revanche à défendre le rôle du CNU et à demander la reforme du mode d’élection de ses membres, pour que soit renforcée l’indépendance et la collégialité scientifique de cet organisme.