Les discussions ont déjà commencé dans les différentes académies pour préparer les dossiers d’ESPE. Cela signifie que personne n’a attendu les derniers arbitrages et le débat parlementaire concernant la formation des professeurs des écoles, collèges et lycées, comme si le résultat final faisait peu de doute. Beaucoup d’universitaires pensent (et craignent) que les futures ESPE seront essentiellement des IUFM rebaptisés, et dotés de pouvoirs encore plus étendus.
Il est encore temps de réagir et de parer à ce danger. Il faut le faire en dessinant ce qu’une grande partie des universitaires juge sans doute désirable pour cette formation des enseignants du secondaire, si cruciale pour les générations à venir.
Le nœud du problème est que nous voulons des professeurs de l’enseignement secondaire qui maîtrisent leur discipline avec l’assurance que procure une connaissance approfondie . Il nous paraît évident que les connaissances et les compétences, en ce qui concerne ces contenus d’enseignement, se trouvent dans les départements des universités, en grande partie. Contrairement à mon collègue Bernard Julia (voir l’autre tribune publiée sur le site de QSF), je ne pense pas qu’il soit possible d’arriver à un consensus avec la CDIUFM (Conférence des directeurs d’IUFM) sur les « grands équilibres pédagogiques ». Les directeurs d’IUFM dénoncent l’apprentissage de la discipline comme un “bachotage” et ne veulent même pas de la contribution des IPR et formateurs des rectorats… qui ont parfois des idées beaucoup plus raisonnables sur la pédagogie que certains personnels des IUFM spécialisés en sciences de l’éducation.
Cela pose des problèmes d’organisation aigus : un des points essentiels du projet de loi est de recruter exclusivement des candidats inscrits en MEEF (masters d’enseignement), et partant, de conférer un monopole aux ESPE, qui seront seules accréditées à les délivrer (et avec un contrôle sur leurs maquettes qui sera sans doute beaucoup moins serré que pour les habilitations de diplômes universitaires, puisqu’il se limitera à l’accréditation des ESPE). Evidemment, certains étudiants titulaires d’un master recherche pourront se réorienter, mais ils devront probablement refaire le cursus.
La meilleure solution, selon moi mais aussi pour beaucoup de collègues à qui j’en ai parlé, serait de concevoir l’ESPE comme une simple structure de coordination, de façon à ce que les actuels personnels des IUFM soient répartis dans des départements universitaires correspondant à leurs compétences. Mais tout indique que cette demande, dénoncée par avance par la CDIUFM comme « ESPE coquille vide » ne sera pas entendue ; même si les représentants du Ministère de l’Enseignement Supérieur ont transmis avec un avis négatif lors du CNESER du 8 janvier dernier, l’amendement du SNESup qui demandait que tous les personnels des IUFM soient transférés automatiquement aux ESPE. Dans le cadre des pourparlers locaux, chacun semble tenir ce transfert pour acquis.
Dans les faits, et quelles que soient les prétentions du “cahier des charges” national qui s’imposera aux masters d’enseignement, ce sera le programme du concours qui orientera les efforts des étudiants. Le but affirmé des partisans de la réforme est de découpler le contenu des masters MEEF du contenu du concours. Il est à craindre qu’on se dirige vers un système où l’obtention du master sera considérée par l’administration comme preuve de la compétence du candidat dans sa discipline, tandis que le concours ne ferait “que le recrutement”, c’est-à-dire qu’il vérifierait les aptitudes au métier de professeur. Cela paraitrait raisonnable, si l’on faisait l’audacieuse hypothèse qu’un étudiant frais émoulu de licence maîtrise vraiment les connaissances qu’on s’est efforcé de lui transmettre. Or cette logique pourrait aboutir au résultat désastreux suivant : le concours vérifiera les aptitudes professorales (mais comment, chez des jeunes qui n’auront eu qu’une expérience très limitée des classes ?) ; le master validera des connaissances — mais lesquelles, dans la mesure où le MEEF sera entre les mains des ESPE ? Le résultat prévisible risque d’être le suivant : les étudiants sauront de leur discipline ce qu’ils auront gardé d’une formation de licence conçue en réalité pour un public qui se dirige vers l’université par défaut…
La mastérisation était une mauvaise idée, à laquelle nous nous sommes opposés, et qui a fait naître d’inextricables difficultés ; toutefois bien des masters d’enseignements tels qu’ils fonctionnent actuellement, avec une forte implication tant des universitaires (“classiques”) que des personnels IUFM (et, éventuellement, des formateurs en contact avec l’enseignement secondaire) ont montré qu’ils pouvaient assurer une formation décente d’étudiants issus de cursus divers, malgré les lacunes parfois accumulées en licence. Le nouveau schéma ne peut guère apaiser nos inquiétudes. Il laisse prévoir le pire : des licences “light”, combinées avec des ESPE aux mains des anciens responsables d’IUFM et des concours réduits à la portion congrue. Bref, l’objectif de rendre à nouveau attractif le métier d’enseignant en le revalorisant semble contredit par les moyens mis en place pour y parvenir, qui, s’ils étaient mis en œuvre, aboutiraient à une grave dégradation du niveau des personnels recrutés pour enseigner dans les collèges et les lycées. Est-ce de cela que le pays a besoin ?
Pascal J. Thomas, professeur de mathématiques à l’Université Paul Sabatier, Toulouse