Article publié dans le Figaro du 18 mai 2013
Passons sur Proust et les cinq pelés qui se retrouveraient pour parler de lui si les universités françaises ne basculaient pas à l’anglais. Mme Fioraso dit que c’était une plaisanterie. Drôle d’humour de galérien, tout de même, chez une ministre qui voulait promouvoir son projet de loi ! Et la blague a si bien pris qu’on ne parle plus que de ce fameux article 2 au détriment de tous les autres, lesquels ne sont pourtant pas sans diviser les universitaires. Ce débat public n’en est pas moins bienvenu, touchant à un point justement sensible de la dignité nationale : la place de la langue française en France.
Je ne suis pas contre tout enseignement en langue étrangère, à condition que le cadre en soit clair. Aujourd’hui, la loi Toubon n’est pas respectée. Des universités et de nombreuses grandes (et moins grandes) écoles, l’ignorant superbement, donnent de plus en plus de cours en anglais. On nous dit qu’il s’agit de régulariser cet état de fait et l’on tente de nous rassurer en annonçant des décrets d’application qui limiteront l’usage des langues étrangères. Mais nous ne savons rien de ces décrets. Et seront-ils plus respectés que la loi Toubon ? L’article 2, à ce stade, est un chèque en blanc à l’anglais.
Mme Fioraso voudrait encore nous apaiser en affirmant qu’il n’y aura pas plus de 1 % de cours en anglais dans les universités. D’où sort-elle ce chiffre ? Mystère ! Aucune étude le justifiant n’a été rendue publique, de même que nous n’avons pas vu la moindre évaluation des coûts et avantages de l’article 2 pour l’attractivité de notre enseignement supérieur.
Or, le premier désagrément du passage incontrôlé à l’anglais est la baisse de la qualité des cours : quand un professeur enseigne dans une langue qu’il maîtrise moyennement, il fait l’économie de la complexité de la matière traitée, réduit les nuances à des formules de manuel ou de présentation PowerPoint, et la leçon devient appliquée et utilitaire. Les étudiants attendent la pause, durant laquelle on revient au français, pour aborder les questions compliquées.
À peu près bilingue, j’ai beaucoup enseigné en anglais – aux États-Unis, non en France -, mais je n’ai jamais oublié la remarque, il y a bien vingt ans, d’un de mes meilleurs doctorants, au français quasi parfait : « On préfère quand vous faites votre séminaire en anglais, parce que vous êtes plus faible et que nous sommes plus forts. » Dans une autre langue, à moins d’être Conrad ou Beckett, l’argumentation sera forcément moins subtile. Pour nous tranquilliser aussi sur ce point, on avance que les cours en anglais seront donnés par des anglophones. Ah bon ? Comme ce n’est pas le cas aujourd’hui, cette contrainte imposerait des destitutions et des recrutements également improbables.
De fait, le projet confond deux défis actuels qui n’appellent pas les mêmes solutions, et il risque de ne relever ni l’un ni l’autre.
Le premier est l’anglais insuffisant des universitaires français. Dans presque toutes les spécialités, cette langue est indispensable pour la communication scientifique. L’anglais médiocre de nos enseignants et chercheurs pénalise la science française et explique sa sous-représentation dans de nombreux forums internationaux, notamment pour les sciences humaines et sociales qui, leurs méthodes étant moins quantitatives, exigent une sophistication linguistique accrue. Pour remédier à ce handicap, ce sont des programmes à l’étranger pour les doctorants et les jeunes chercheurs qui devraient être facilités, afin qu’ils communiquent et publient en anglais avec plus d’aisance.
Le second défi est celui de l’attractivité de nos universités auprès des étudiants étrangers, ceux des pays émergents, dont l’Afrique, continent en croissance. De ce point de vue, la qualité de l’offre d’enseignement et de recherche est le facteur essentiel, ainsi que l’amélioration de l’accueil, de l’accès au visa, au logement, etc. Que certains cours soient offerts en anglais à l’arrivée, cela va de soi. Mais il serait aberrant qu’un étudiant venu pour un doctorat, au moins trois ans, et cinq ans s’il commence par un master, puisse repartir sans maîtriser la langue du pays d’accueil. Des cours de langue et de culture françaises doivent être non seulement proposés aux étudiants étrangers, mais requis, comme cela se fait dans les universités américaines, d’où il n’est pas concevable que l’on sorte diplômé sans connaître la langue.
À plus long terme, dans quel engrenage met-on le doigt ? Les conséquences du renoncement à la langue nationale dans l’enseignement supérieur n’ont pas été mesurées. Si, comme l’envisagent sans état d’âme certains scientifiques qui nous renvoient au « siècle dernier », on peut se diplômer d’une université française sans savoir le français, sous prétexte que, dans le monde global, on n’en aura plus besoin ensuite, comment continuer de justifier son exigence ailleurs, dans l’administration, à l’école ? « À quoi bon leur faire apprendre le français, ai-je entendu, si c’est juste pour le parler durant leurs années d’études ? » Avec un tel argument, après le supérieur, pourquoi pas le secondaire, voire le primaire ? Et comment répondre, en France même, à des demandes de vie communautaire hors de la langue nationale ?
Mais j’écris ceci à l’île Maurice, où le français se porte bien après deux siècles d’empire de l’anglais. Tout espoir est donc permis.