Mme Sophie Béjean, présidente du comité de la Stratégie nationale de l’enseignement supérieur (StraNES) et M. Bertrand Monthubert, rapporteur général dudit comité, viennent de remettre au Président de la République le rapport quinquennal prévu par la loi du 22 juillet 2013. Ce document, qui compte avec les annexes 248 pages, est destiné à proposer, selon les mots de la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Mme Najat Vallaud-Belkacem, et du secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et la Recherche, M. Thierry Mandon, « un Livre blanc qui permettra de mobiliser la nation autour des enjeux de l’enseignement supérieur et de la recherche. » (Préface)
Il s’agit donc d’un document, issu d’un comité dans lequel les professeurs d’université, et plus largement les universitaires, sont très minoritaires, qui a pour objectif d’orienter les choix du ministère dans les cinq prochaines années et de construire un cadre contraignant pour l’ensemble des protagonistes de l’espace français de l’enseignement supérieur.
QSF avait été auditionné par le Comité mais on ne retrouve que de rares échos de ses propositions. Si la question des prérequis pour accéder à l’Université est rapidement évoquée, elle est aussitôt neutralisée par une requête d’“assouplissement” des formations du supérieur qui devrait favoriser l’insertion didactique de bacheliers ne possédant pas les connaissances de base du premier cycle (cf. p. 75 et sqq.) et qui finirait par dévaluer encore plus le diplôme de la licence. Le mot « sélection » n’est utilisé, comme l’on pouvait s’y attendre, que de manière péjorative. La capitalisation des crédits selon les capacités de chacun n’est ni examinée ni retenue ; la proposition de réfléchir à des droits d’inscription progressifs est en revanche évoquée, mais elle n’est pas retenue (cf. p. 150 et sqq.), sous prétexte qu’il faudrait changer tout le système fiscal français. Quant à la question de l’octroi de bourses dignes de ce nom, la proposition n° 23 (cf. infra) est exactement à l’opposé des idées défendues par QSF, puisqu’elle prévoit des bourses pour la moitié des étudiants !
QSF invite tous les universitaires à vaincre les réticences linguistiques que peut susciter le novlangue dans lequel sont rédigés ce type de rapports (l’expression figurant dans le titre, « Pour une société apprenante », en est une parfaite illustration) et à lire le rapport et surtout les quarante propositions qui pourraient, si elles étaient mises en œuvre, modifier radicalement les missions de l’université dans les prochaines années.
Tout n’est pas à rejeter dans ce rapport, qui contient des approfondissements stimulants et des informations de première main. QSF tient également à reconnaître le sens de l’équilibre et l’honnêteté méthodologique dont ont fait preuve la présidente et le rapporteur général de la StraNES dans la rédaction d’un si long document. On lit par exemple des réflexions et des propositions intéressantes concernant, notamment, les passerelles entre secondaire et supérieur (proposition n° 13), sur le développement de l’apprentissage (n° 3), sur la défense du doctorat (n° 4), sur la valorisation de l’éventuelle année de césure dans la formation (n° 23) ou encore sur le rapprochement des universités avec les écoles, les CPGE, etc. (bien que dans ce cas la question des moyens et des privilèges accordés à ces formations supérieures parallèles ne soit pas abordée). Il y a également de bonnes intentions qu’il serait difficile de ne pas partager (par exemple les préconisations n° 5-14). Mais on y trouve également des lacunes très surprenantes (peu ou très peu sur la recherche internationale, rien sur le partenariat avec les organismes de recherche), des imprécisions (une bibliographie où ne figure pas par exemple le colloque important de Besançon sur l’Université et les universités – Paris Dalloz, 2010 –, auquel Mme Béjean avait pourtant participé). On peut également regretter l’absence d’un véritable diagnostic sur le déclin des universités françaises.
Le rapport est en particulier à critiquer lorsqu’il avance des propositions démagogiques, qui font songer aux promesses des plans soviétiques (n° 1 : 60% de diplômés dans une classe d’âge ; n° 23 : 50% d’étudiants boursiers avant 2025, ce qui signifie, compte tenu des moyens et des bourses actuelles, le maintien dans un système de paupérisation de la moitié des étudiants du supérieur), ou lorsqu’il adresse des clins d’œil appuyés aux syndicats étudiants (n° 15 : suppression de la sélection entre M1 et M2 ; n° 16 : délivrance de 25% des ECTS « dans le cadre d’une pédagogie active » ; n° 17 : accès à Internet dans le cadre des examens !). L’affirmation selon laquelle « la situation actuelle de sélection à l’entrée du M2 est contraire à l’esprit du LMD » et la préconisation de « l’organisation du Master en tant que diplôme sur deux ans, avec par conséquent la suppression de la sélection entre le M1 et le M2 » (p. 81) doivent être rejetées. QSF fait remarquer que cela reviendrait à soutenir qu’en licence, diplôme sur trois ans, il ne devrait plus y avoir de sélection entre le L1 et le L2 ou entre le L2 et le L3, et que le simple fait d’être inscrit en première année donnerait ipso facto le droit aux étudiants de se présenter deux ans plus tard aux examens de L3. QSF fait remarquer que l’absence de sélection entre le M1 et le M2, – outre le fait qu’elle rend impossible une vraie pratique du séminaire dans certaines disciplines (le droit, en particulier), ne favoriserait pas la réalisation de l’objectif affiché de 20 000 docteurs en 2025. Un tel objectif ne sera réalisable que si les étudiants issus du Master auront pu profiter d’un d’encadrement didactique et d’une formation de haut niveau. Enfin, la transformation du master en diplôme sur deux ans risquerait de pénaliser, paradoxalement, les étudiants qui, n’ayant pas pu obtenir le diplôme de M2, n’auraient pas non plus un M1 qui aurait été supprimé. QSF préconise que la liberté soit laissée aux universités, selon les contraintes de chaque discipline et de chaque réalité locale, de pouvoir ou non pratiquer la sélection entre le M1 et le M2.
Il y a surtout un point capital qu’il convient de relever : c’est la possibilité même d’imposer une stratégie nationale au regard du principe censé dominer l’organisation des universités françaises, à savoir leur autonomie. L’expression « autonomie des universités » n’apparaît d’ailleurs qu’une seule fois (p. 247). Comment concilier les deux ? Certes, les auteurs du rapport sont en partie conscients de la contradiction dans les termes qui consiste à développer une stratégie nationale en essayant de tenir compte des prérogatives constitutionnelles des enseignants-chercheurs (la question n’est posée, en passant, qu’une seule fois, p. 120) et du cadre législatif de l’autonomie, mais ils ne peuvent et ne veulent y répondre, car ils sont contraints par la mission qui leur a été confiée.
Aucun doute ne semble effleurer le comité de la StraNES sur la compatibilité d’une telle stratégie nationale avec la liberté académique. Or, que devient celle-ci lorsque cette stratégie nationale s’intéresse entre autres choses à la didactique (n° 31 « construire des équipes pédagogiques pluri-métiers associant enseignants-chercheurs et personnels BIATTS ») ou aux modalités de déroulement des examens (cf. supra n° 17) ? Enfin, comment envisager une stratégie nationale et un livre blanc quinquennal totalement déconnectés d’une stratégie nationale de la recherche (SNR), qui, elle, produit son propre rapport et ses propres prescriptions ? Le faire c’est vouloir imposer un changement de statut fondamental : la mission de l’enseignant-chercheur devient ainsi celle de l’enseignant tout court, qui doit garantir que 60% d’une classe d’âge soit diplômé.
QSF souligne également le fait que l’architecture globale du rapport et la viabilité du modèle économique qui en découle se fondent sur une augmentation des moyens alloués par l’État à l’enseignement supérieur, qui, en l’état des finances françaises, paraît peu réaliste, voire illusoire.
Les changements préconisés par ce rapport, s’ils devaient être suivis, finiraient par modifier dans les faits le statut des universitaires, et cela de manière plus insidieuse que ne l’avait imaginé le projet de décret contre lequel QSF s’était fortement mobilisé en 2009.
La première mission, pour QSF, d’une stratégie nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche est de rétablir les conditions scientifiques et pédagogiques qui permettraient aux enseignants-chercheurs et aux étudiants de profiter des perspectives de maturation intellectuelle et professionnelle que devrait offrir une vraie université publique. Telle est pour QSF un préalable à toute réflexion sur les stratégies de l’enseignement supérieur.
QSF pense que la renaissance des universités françaises ne se fera que si on les considère non seulement comme des institutions permettant aux diplômés de trouver du travail, mais aussi comme ce qu’elles sont dans leur principe : des lieux d’élaboration et de transmission des connaissances et de formation des jeunes générations.
QSF considère, enfin, que cet impératif de production de « diplômes » à tout prix est le meilleur moyen d’abîmer définitivement le système universitaire français et rappelle que la seule façon de remettre en cause la « relégation » de l’université dans le système de l’enseignement supérieur est de mettre les universités en position de lutter à armes égales avec le système supérieur sélectif. Tout le reste n’est que littérature ou, comme dans ce cas, « littérature grise » qui de stratégique n’a que le nom.