Nous partageons ici, avec son autorisation, la réaction de l’historien Jean-Clément Martin, publiée dans son blog sur Mediapart: https://blogs.mediapart.fr/jean-clement-martin/blog/150323/noter-les-professeurs-l-universite-sed-quis-custodiet-ipsos-custodes
Réaction à l’article « noter ses profs, une petite révolution à l’université » Le Monde de ce jour, 15 mars 2023. Donner aux étudiants ce rôle de « juges » est une drôle de façon de botter en touche, de déplacer les mécontentements en montant professeurs et étudiants les uns contre les autres.
A propos de la notation des professeurs par leurs étudiants à l’Université
Ou Sed quis custodiet ipsos custodes ?
Le Monde de ce jour, 15 mars 2023, consacre sa page 18 au sujet : « noter ses profs, une petite révolution à l’université ». Je ne comprends pas d’emblée pourquoi les correcteurs ont laissé « profs » et non « professeurs », « université » et non « Université » ? Fallait-il faire peuple ?
N’ayons pas peur d’être pédant pour parler de l’Université en citant la question posée par le poète romain Juvénal que l’on traduit par « mais qui gardera nos gardiens ? » ou pire par « qui nous garde de nos gardiens ? » et que j’étendrai ici à « mais qui jugera nos juges ? ».
Que les universitaires doivent rendre des comptes sur leurs compétences scientifiques comme sur leurs méthodes pédagogiques me semble être une évidence incontestable et même indiscutable. Toute la question est de savoir qui juge, avec quelle légitimité et sur quels critères.
Je négligerai ici, sans la minorer, la crainte des dérives de ces évaluations (surnotation des élèves par leurs professeurs, jugements « portés en fonction du sexe, de l’origine ethnique ou de la discipline » – je cite textuellement les euphémismes employés par Séverin Gravereau dans Le Monde) qui explique les précautions prises par les universités qui expérimentent ces pratiques et que l’article du Monde rappelle. L’historien de la Révolution que je reste, sait que des volontaires et notamment des sans-culottes qui s’étaient engagés dans les troupes de 1792-1793 tenaient à élire leurs officiers pour garder leurs libertés et que certains n’hésitèrent pas à dénoncer comme contre-révolutionnaire et à envoyer à l’échafaud tel général un peu trop porté sur la discipline, punissant les vols et les viols.
Je ne rappellerai pas que personne ne contraint les étudiants à suivre les cours qu’ils n’apprécient pas pour une raison ou pour une autre. Les amphis vides ont toujours été la première sanction la plus visible, même si, de fait, elle n’est pas accompagnée par d’autres sanctions administratives, voire financières. La responsabilité de la communauté universitaire est en cause. C’est bien la collectivité universitaire qui a, par le biais de commissions de recrutement, recruté les professeurs, qui décide de l’organisation des cours et des examens, qui statue sur les examens et qui délivre les diplômes. Qu’elle soit défaillante et n’ose pas mettre sur la sellette un de ses membres qu’elle a mis en place est à la fois vrai et faux. Les sanctions demeurent peu déchiffrables pour tous ceux qui ne sont pas initiés aux subtilités des recrutements et des promotions. Et je récuse formellement cette idée que dans l’université on est évalué par personne, comme le dit Philippe Liger-Bellair, maître de conférences à Sciences Po Lille, en confortant l’autodépréciation d’un certain nombre d’universitaires ne voulant pas paraître des élites hors du cadre social « démocratique ».
Il faut rappeler en revanche que dans les enseignements primaire et secondaire, les inspecteurs, quels qu’ils soient, sont loin de pouvoir sanctionner librement des enseignants qu’ils jugent défavorablement dans l’exercice de leur enseignement, ou qui sont mis en cause par les parents d’élèves pour des raisons pédagogiques. Faut-il revenir à l’inspection des professeurs d’Université qui était en place encore au début du XXe siècle ? Faut-il souligner que le rôle de l’inspection des professeurs du primaire et du secondaire est aujourd’hui réduit, que l’Inspection générale a perdu l’importance qu’elle avait encore il y a quelques années ?
La comparaison avec les « grandes écoles » où l’évaluation des enseignants serait devenue la règle ne me paraît guère judicieuse. De quelles grandes écoles parle-t-on d’abord ? Comment ne pas faire remarquer que les « juges » sont des étudiants qui ont été recrutés sévèrement par leurs enseignants, que les uns et les autres, jugés et juges, savent pourquoi ils sont là ? Pourquoi ne pas rappeler que les « juges », les étudiants, et leurs parents, acceptent de payer des frais d’inscription sans comparaison avec les frais d’inscription à une licence ou un master de l’université d’Etat (170 € ou 243 € pour la rentrée 2022-2023 soit le coût d’une paire de chaussure de sports..) ? Les mauvaises langues, dont je ne fais pas partie, feraient remarquer qu’après tout, il est normal d’en avoir pour son argent, en ajoutant que lorsqu’on paie aussi peu, on ne peut pas non plus exiger beaucoup ! Quand l’article du Monde rappelle aussi que, même dans ces grandes écoles, les étudiants ne s’investissent pas volontiers dans ces évaluations, comment les universités peuvent-elles s’impliquer dans une telle procédure ? Faudra-t-il obliger les étudiants à évaluer ? Mais faudra-t-il aussi exiger d’eux une présence continue pour pouvoir participer à l’évaluation ?
Il me semble dès lors indécent, le mot n’est pas trop fort, que l’Etat ou plutôt le gouvernement relance cette proposition d’évaluation des enseignants de l’Université après les années de vaches maigres qui ont été le lot des universités et des professeurs. Il est évidemment plus facile de déplacer les problèmes posés par le manque de moyens et d’argent, par l’absence de politique claire de l’enseignement universitaire, en faisant intervenir les étudiants comme « juges » et « gardiens » des enseignants pour améliorer la vie universitaire ! Il me semble aussi, et encore plus, démagogique de faire miroiter une espèce de « démocratisation » en donnant un droit de regard sans contrepartie, sans critère. En exagérant volontairement, que se passera-t-il si une cohorte d’étudiants est majoritairement convaincue que la terre est plate ?
Donner aux étudiants ce rôle de « juges » est une drôle de façon de botter en touche, de déplacer les mécontentements en montant professeurs (décidément je ne dirai pas prof !) et étudiants les uns contre les autres. Diviser c’est régner, sans doute. Je crois toutefois que personne ne va y gagner mais que tout le monde va y perdre.