Alors qu’une terrible sècheresse hivernale a succédé en France à une sécheresse estivale sans précédent, l’urgence écologique est à l’ordre du jour et suscite de nombreuses réflexions et mesures. L’université en tant qu’institution doit nécessairement contribuer à ces mutations essentielles pour tous. Or la publication récente, le 7 mars 2023, de la synthèse des groupes de travail constitués par le MESR pour réfléchir sur l’intégration de la Transition Ecologique pour un Développement Soutenable (TEDS) dans la formation des étudiants de premier cycle propose des pistes au moment même où un certain nombre d’universités ont pris des mesures en ce sens, souvent fortement médiatisées. Par-delà l’effet d’annonce, quelles conséquences sur l’université ?
- L’écologie à l’université au cœur des réflexions ministérielles
Historique
La préoccupation de la transition écologique par le ministère est apparue depuis plus de dix ans et le rapport du groupe de synthèse constitue la dernière étape en date d’un processus de réflexion entrepris depuis plusieurs années qui s’est concrétisé, au plan législatif, par plusieurs dispositions :
- l’article 55 de la loi n°2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement impose aux établissements d’enseignement supérieur la mise en place d’une démarche de développement durable au travers d’un Plan Vert. Ce Plan Vert a connu plusieurs versions successives, la dernière datant de 2021.
- l’article 41 de la LPR du 24 décembre 2020 ajoute aux missions de l’Enseignement supérieur une mission de « sensibilisation » et de « formation aux enjeux de la transition écologique et du développement durable », désormais intégrée dans le Code de l’Education (article L123-2 [4°bis]).
- la loi « Climat et résilience » du 22 août 2021 inscrit un complément à l’article L.111- 6 (alinéa 2) du Code de la Recherche: le ministère en charge de la recherche « veille également à la cohérence de la stratégie nationale de recherche avec la stratégie nationale bas carbone » et « la stratégie nationale pour la biodiversité» mentionnées aux articles222- 1 B et L.110-3 d du Code de l’Environnement.
L’article 41 de la LPR, qui a des conséquences directes sur les enseignants-chercheurs, s’inspire du rapport effectué par le savant reconnu Jean Jouzel et le Professeur Luc Abbadie, dont une version provisoire avait été remise à la ministre d’alors en juillet 2020. La version définitive de ce rapport n’a été remise qu’en février 2022, après la promulgation de la LPR, avec un résumé dit « exécutif ». Afin d’amorcer la phase de mise en œuvre de ce rapport Jouzel et Abbadie, un colloque a été organisé le 20 octobre 2022 à Bordeaux. L’actuelle ministre, Mme Sylvie Retailleau, y a affirmé sa volonté d’intégrer les enjeux de la Transition Ecologique dans la formation de tous les étudiants de premier cycle ainsi que la constitution des groupes de travail sur le sujet. Dans la foulée, un Plan Climat-Biodiversité de l’ESR, daté de novembre 2022, a été publié.
Principales directives pour la rentrée 2023
Entre autres préconisations, la réflexion ministérielle prévoit notamment :
- l’introduction dans la formation des étudiants d’un « socle de connaissances et compétences sur la transition écologique pour un développement soutenable (TEDS) ». Ce module, qui doit être mis en place à la rentrée 2023, donnera lieu une certification obligatoire. La synthèse des groupes de travail prévoit des modalités de mise en œuvre diverses (ECTS, volume horaire, VAE…) de la certification, qui ne peut pas être nationale, pour des raisons de faisabilité et d’autonomie des établissements ;
- l’obligation faite aux enseignants-chercheurs stagiaires de suivre à partir de la rentrée 2023 un module sur la transition énergétique, module qui sera également recommandé aux titulaires;
- une orientation stratégique des programmes de recherche nationaux (ANR, France 2030) et un encouragement à participer à des programmes internationaux pour promouvoir la recherche sur la TEDS.
L’université et le développement durable : une contribution qui doit correspondre aux missions fondamentales de l’enseignement supérieur et de la recherche
Cet ensemble, qui manifeste une conscience de l’urgence écologique et une volonté d’envisager des mesures concrètes pour intégrer l’université dans le processus de transition écologique, paraît cependant très en deçà des mesures que l’on attend. Qu’attend-on en effet d’une université ? Elle doit fournir des réponses en tant qu’institution scientifique, qui promeut la recherche selon les procédures du savoir disciplinaire et interdisciplinaire, notamment pour améliorer le diagnostic de la situation actuelle (climatologie, impact des technologies, etc…) et pour faire face à l’avenir (physique fondamentale, nouvelles technologies, énergies renouvelables…). Tous les domaines de la recherche sont évidemment concernés, ce qui va de soi pour les sciences expérimentales et la médecine. Les sciences sociales et les lettres et sciences humaines le sont aussi, les premières par une analyse des impacts économiques et sociaux, les secondes par une réflexion sur les présuppositions culturelles du rapport de nos sociétés à la nature. C’est par ce primat de la recherche que l’enseignement supérieur pourra intégrer réellement cette dimension quel que soit le domaine et favoriser véritablement la sensibilisation et la prise de conscience.
L’université apporte sa contribution à la cité, mais elle le fait grâce à des dispositifs et des procédures qui lui sont propres. L’urgence climatique et l’émotion compréhensible qu’elle suscite ne doivent pas faire oublier que la science suppose l’exercice libre et objectif de la pensée dans le temps long et une nécessaire prise en compte de la complexité des objets de recherche.
- Des propositions ministérielles qui posent plus de questions qu’elles n’en résolvent
L »urgence écologique, la nécessité d’envisager des actions dans le cadre de la TEDS sont acquises. Les universitaires sont également des citoyens ; ils ont, eux aussi, dans leur très grande majorité, une conscience aiguë de ces problématiques. Mais les propositions ministérielles ne peuvent que faire naître un scepticisme sur leur efficacité véritable. Les interrogations sont de deux ordres, d’une part sur la légitime liberté des universitaires à établir le contenu pédagogique et disciplinaire des formations et d’autre part sur la nécessité d’ajouter des modules obligatoires dans tous les cursus, sans tenir compte de la spécificité de ces derniers.
Une ingérence ministérielle dans les programmes et les maquettes qui contrevient au principe de liberté académique
Si légitime que soit cette thématique « en soi », le fait que le ministère l’impose dans les programmes et les maquettes est contraire à la liberté académique et crée un précédent. Rappelons en effet que La liberté académique est en effet définie dans les articles L123-9, L141-6 et L952-2 du Code l’Education comme l’exercice des activités d’enseignement et de recherche dans des « conditions d’indépendance » à l’égard de toute « emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ». La « pleine indépendance » dont ils jouissent n’est limitée que par les principes de « tolérance et d’objectivité ». Ce principe d’indépendance est réaffirmé dans les articles 2 et 3 du décret du 25 avril 2009 portant sur le statut des enseignants-chercheurs.
Dans quelle mesure peut-on déduire des « objectifs et missions de l’enseignement supérieur » visés par la partie législative du code de l’éducation une liste d’enseignements spécifiques ? On ne peut donc que s’inquiéter d’une telle ingérence faite au nom de la société, de la morale et de la science pour ce qui n’est pas une formation mais une « sensibilisation » et une « transmission de valeurs ». QSF considère que ce sont les universitaires eux-mêmes qui doivent réfléchir aux modalités de formation propres à chaque discipline. En dérogeant par des modules verts obligatoires au principe de la liberté académique (dans son versant étudiant aussi bien que dans son versant professeur), on crée un précédent dangereux, qui dans un avenir plus ou moins lointain pourrait être invoqué pour imposer aux universités des enseignements inspirés par des causes beaucoup moins éclairées que la cause écologiste.
Un alignement de l’université sur le modèle de l’enseignement secondaire
Le « socle de connaissances et de compétences sur la TEDS » préconisé par le ministère est un calque flagrant du « socle de connaissances, de compétences et de culture » dont la maîtrise est sanctionnée à la fin du collège par la Diplôme National du Brevet. Par ailleurs, même si elle ne peut être nationale, la certification TEDS semble s’inspirer de la certification informatique PIX, que doivent obtenir les élèves du secondaire.
Or le supérieur n’est pas l’enseignement secondaire : importer des dispositifs élaborés pour l’enseignement en collège et en lycée, effectivement et légitimement encadré par des programmes ministériels, c’est méconnaître les spécificités de l’université ainsi que la coupure épistémologique qui sépare l’enseignement secondaire d’un enseignement supérieur innervé par la recherche et guidé par ses principes. Cette « secondarisation » du supérieur induit une infantilisation des personnels et une ancillarisation, voire une instrumentalisation de l’université qui ne peuvent être que contre-productives.
Dans un tel contexte, il apparaît qu’un troisième dispositif du secondaire semble ici faire l’objet d’une transposition analogue : le module de sensibilisation aux enjeux de la TEDS n’est-il pas simplement le prolongement de l’enseignement d’Éducation morale et civique (EMC) dispensé dans le secondaire ?
L’université, la science et la morale
Même si l’on peut comprendre que l’urgence écologique mette sous pression les dirigeants, sommés de fournir des réponses dans un temps bref, il convient d’éviter les confusions pernicieuses entre science, morale et engagement militant. L’université n’est ni un levier de la politique étatique ni un professeur de morale. À ce titre, l’injonction de la ministre à l’ouverture du plan Climat-Biodiversité est tout à la fois révélatrice et surprenante : « L’enseignement supérieur et la recherche se doivent d’être exemplaires (p. 4) » Non, la mission de l’université n’est pas de fournir un exemple de moralité, parce que la démarche scientifique n’est pas déterminée par une morale historiquement fluctuante (le passé nous fournit bien des exemples de découvertes allant à contre-courant de la morale du temps).
Une intention louable, mais une efficacité douteuse en l’absence d’articulation disciplinaire
Comment seront définis les contenus, comment seront choisis les intervenants de ces modules déconnectés des contenus disciplinaires et mis en place dans l’urgence ? Le risque d’aboutir à une formation anecdotique et superficielle est grand.
Par ailleurs, seule l’articulation avec la discipline choisie par les étudiants est fructueuse. C’est ce qui permet la cohérence pédagogique et scientifique qui fonde une formation et la justifie. Présenter un enseignement sans relation aux autres est inefficace et contreproductif. Tout au plus cela aboutira-t-il à alimenter le sentiment d’impuissance et d’inquiétude, ce que l’on nomme parfois « l’éco-anxiété » de la jeunesse.
Une orientation qui ne doit pas nuire à la pluralité de l’université
L’orientation stratégique des programmes de recherche ne risque-t-elle pas de nuire à la diversité et la pluralité de la formation et de la recherche ? voire de privilégier des projets médiocres « dans le sujet » aux dépens de travaux d’excellence « hors sujet » ? Comprenons-nous bien. Il va de soi que l’État doit agir et accompagner la recherche scientifique pour tenter de trouver des issues à une crise écologique indubitable. Le financement de recherches visant à économiser l’eau ou à réduire les énergies fossiles ou à trouver des techniques nouvelles d’énergie plus écologiques est tout aussi indispensable. Cela s’appelle un pilotage intelligent de la recherche scientifique. Mais le partage des rôles entre l’État qui fixe des objectifs orientant les ressources dévouées à la recherche, et les équipes qui produisent librement cette recherche doit être établi avec prudence et surveillé attentivement. Une réflexion de fond doit être menée également au préalable pour envisager la part respective des sciences expérimentales et des autres domaines de la recherche, et notamment pour déterminer en quoi et comment les humanités peuvent être concernées par la sensibilisation aux enjeux écologiques sans tomber dans l’édification morale, qui n’est pas leur mission.
On peut aussi légitimement redouter de voir des priorités de financement ou de postes au nom de la transition écologique au détriment des besoins réels et immédiats de l’université ou de recherches tout aussi fondamentales et vitales. Le soutien à la recherche concernant la TEDS doit passer par une augmentation des financements et non leur redéploiement au détriment d’objets de recherche moins en vogue. La transition écologique ne doit pas conduire à un appauvrissement de la formation et de la recherche disciplinaires.