Sous l’Ancien Régime, on avait l’habitude de dire : « Dieu nous garde de l’équité des Parlements ». Au début de ce troisième millénaire, les universitaires devraient dire « Dieu nous garde de l’équité du Conseil d’Etat ». En effet, la plus haute juridiction administrative s’est une nouvelle fois signalée par un arrêt plus que contestable relatif à la composition des comités de sélection[1].
I – Rappel des faits et de l’intransigeance du Conseil d’Etat
Rappelons brièvement les faits qui sont assez classiques dans ce type de contentieux. Il s’agit du recrutement d’un poste de professeur des universités en informatique à l’université de Nantes. Le comité de sélection a proposé une liste de candidats qui a été acceptée par le conseil académique et par les autres instances de l’université en mai 2021. Dans ce cas précis, c’est le candidat classé deuxième qui a obtenu finalement le poste car le candidat classé premier s’est désisté. Le candidat classé quatrième sur la liste introduit un recours visant à demander l’annulation de cette nomination au motif que le comité de sélection était irrégulièrement composé. En effet, siégeait dans celui-ci un professeur qui avait non seulement été le directeur de thèse du candidat finalement recruté, mais qui avait participé à son jury HDR, co-publié avec lui des travaux et appartenu au même laboratoire de recherches.
Ayant connaissance de la jurisprudence du Conseil d’Etat sur l’impartialité, l’Université de Nantes avait conscience de cette difficulté et avait usé de la solution devenue une sorte d’usage qui consiste à demander au professeur siégeant dans le comité, et dont on pouvait suspecter la partialité, de se « déporter » dans ce cas précis. En d’autres termes, le professeur concerné, comme le reconnaît le Conseil d’Etat, s’est abstenu « de prendre part aux interrogations et délibérations concernant son ancien élève ». En revanche, (il a) pris part aux interrogations des autres candidats ainsi qu’aux délibérations les concernant. »
Or le Conseil d’Etat n’a pas jugé suffisante cette précaution. Il a profité de cette espèce pour fixer deux règles dont l’effet combiné nous semble explosif en tant qu’elles étendent à l’excès, voire à l’infini, le principe d’impartialité qui s’impose aux membres du jury et le principe d’égalité des candidats. Selon lui, en effet,
1° « (..) Le respect du principe d’impartialité exige que lorsqu’un membre du jury d’un concours a, avec l’un des candidats, des liens, tenant à la vie personnelle ou aux activités professionnelles, qui seraient de nature à influer sur son appréciation, ce membre doit non seulement s’abstenir de participer aux interrogations et aux délibérations concernant ce candidat mais encore concernant l’ensemble des candidats au concours. »
Mais comme cela ne suffisait pas, le Conseil d’Etat en « rajoute une couche » :
2° « En outre, un membre du jury qui a des raisons de penser que son impartialité pourrait être mise en doute ou qui estime, en conscience, ne pas pouvoir participer aux délibérations avec l’impartialité requise, doit également s’abstenir de prendre part à toutes les interrogations et délibérations de ce jury en vertu des principes d’unicité du jury et d’égalité des candidats devant celui-ci. »
On comprend donc que pour le professeur suspecté de ne pas être impartial, se déporter pour le cas individuel où il y a risque de conflit d’intérêt est insuffisant. Par conséquent, le seul fait qu’il a continué à siéger et à délibérer pendant les auditions des autres candidats a pour effet de rendre nulle (selon le Conseil d’Etat) la décision finale de comité de sélection pour un motif de composition irrégulière du comité de sélection.
II – Une décision peu fondée et contre-productive pour la qualité du recrutement à l’université
La première critique, massive, que l’on peut faire, à cette décision du Conseil d’Etat tient à ce qu’elle dissimule l’effet réel des deux règles qu’elle pose en se bornant à dire que le professeur « suspect » doit « s’abstenir de prendre part à toutes les interrogations et délibérations de ce jury ». En réalité, il dit bien plus que cela car il pose une règle d’incompatibilité qui ne figure évidemment pas dans le décret statutaire de 1984. En effet, que veut le Conseil d’Etat ? Il veut que le professeur suspect siège mais soit muet tout au long de la procédure ; ne pose pas de question, ne discute pas, ne vote pas. Peut-on supposer que le Conseil d’Etat dise des choses aussi stupides ? Non, bien sûr car il faut respecter la Haute instance. Mais simplement il cache l’effet de sa décision. Il a fixé une règle d’incompatibilité dont la portée est immense : aucun professeur d’université ne pourra siéger dans un jury de recrutement pour un professeur ou un maître de conférences s’il a un tel rapport de proximité avec l’un des candidats. Le risque est bien entendu d’avoir en définitive des comités de recrutement composés de non-spécialistes.
Une telle décision est en outre peu convaincante quand on regarde le cas concret et témoigne d’une défiance inacceptable envers les universitaires. La prétendue partialité du professeur en question n’a pas empêché son « poulain » d’arriver second et non premier à ce concours. Cela prouve qu’une personne ne décide pas toute seule du recrutement et que les autres collègues sont évidemment vigilants quand ils savent que l’un de membres du comité est dans une position de partialité concernant un candidat. Le Conseil d’Etat semble ignorer ces pratiques habituelles et rend une décision qui procède en réalité d’un procès d’intention fait aux universitaires. En effet, il s’obstine à mettre en doute a priori leur capacité à reconnaître les bons candidats en portant des jugements pertinents sur la qualité des travaux, alors qu’on voit dans ce cas d’espèce le comité de sélection procéder à un classement sur critère scientifique. Pourquoi donc refuser aux universitaires des qualités de discernement et d’objectivité que les juges s’attribuent à eux-mêmes ? Ce mépris du juge administratif envers les professeurs d’université est tout bonnement inacceptable.
Mais il y a pire encore : cette décision est surtout contreproductive pour la qualité du recrutement des universitaires. On peut admettre, à la limite, que le droit des concours repose sur la méfiance envers les jurys. Mais voyons ce qui se passe concrètement dans les universités actuelles. Le résultat concret de la jurisprudence de plus en plus rigoureuse, voire rigoriste du Conseil d’Etat, tient à ce que les professeurs ou Maître de conférences HdR qui font le plus avancer la recherche par leur direction de thèses se verront interdits de iure de siéger dans des comités de sélection. Or, quelle est la situation concrète pour ce qui concerne le recrutement des universitaires ? En raison de la raréfaction des postes, lorsqu’un poste de professeurs ou de maître de conférences s’ouvre, il y a des dizaines ou parfois plus d’une centaine de candidats. Il résulte d’une telle jurisprudence que les professeurs ou HdR les plus investis dans la recherche se voient évincés par cette jurisprudence de la possibilité de siéger dans des jurys de recrutement. Par conséquent il va devenir ingérable de constituer des comités de sélection en se fondant sur le critère de la compétence scientifique, sauf à admettre qu’il faudra peupler ces comités de sélection par les universitaires qui sont, au pire les plus mauvais, au mieux les plus éloignés du domaine de spécialité.
Cette myopie du Conseil d’Etat, qui néglige les conséquences pratiques de ses décisions, revient à « faire du juridisme », c’est-à-dire à succomber à cette tentation de percevoir le droit comme une « bulle » dans laquelle on peut spéculer et raisonner sans tenir compte des conséquences pratiques.
Il découle de ce qui précède que les universitaires doivent réclamer, d’urgence, au gouvernement le changement des règles relatives au comité de sélection. Il convient notamment de prévoir des règles de déport individuel en cas de conflit d’intérêt. Les contraintes multiples au nom de l’équité qui se sont développées ces dernières années aboutissent à des aberrations scientifiques, où le recrutement finit par se faire par des non-spécialistes pour éviter des conflits d’intérêt. Les dernières décisions du Conseil d’Etat ne font que renforcer le paradoxe de la règle administrative poussée à son extrême : au nom d’une équité garante d’un recrutement prétendu sans faille, on affaiblit la compétence et la qualité scientifique du comité et la règlementation abusive finit par produire l’effet inverse de ce que l’on attendait.
L’université a besoin d’universitaires sérieux et compétents pour continuer à recruter leurs futurs collègues et si on veut améliorer la qualité des recrutements, la voie à suivre est de favoriser un consensus sur les valeurs scientifiques. Serait-ce trop demander au Gouvernement et au ministère de l’enseignement supérieur de mettre, et vite, un terme aux dérives du Conseil d’Etat qui paralyse plus qu’il n’aide au recrutement de qualité ?
[1] Conseil d’État, 13 oct. 2022, req.° 459205. Cette décision a fait l’objet d’un commentaire (lénifiant) du professeur Philippe Raimbault dans un entretien avec l’AEF « Quand le Conseil d’État régule les comités de sélection, ou les recrutements dans « un tout petit monde » (P. Raimbault)/ SOURCE AEF