Depuis 68, l’Université vit dans les ruines causées par le mois de mai — ce séisme qui a modernisé la société française mais abattu son université ; ces campements précaires sont à présent menacés. Cette crise universitaire de longue durée a donné lieu à des analyses diverses sur lesquelles on ne reviendra pas ; on se bornera à examiner les difficultés du jour, celles que suscite l’afflux actuel des étudiants, qui persiste depuis quelques années sans réaction d’aucune sorte. D’où le sentiment de relégation de l’institution, de déclassement par rapport aux Grandes Écoles — celles qui donnent lieu à un concours national, que l’on ne confondra pas avec les “petites écoles” qui ont récemment fleuri et servent de miroir aux alouettes pour les désirs de progression sociale. Si l’on se concentre sur cette confrontation, c’est parce que les deux systèmes ont vocation à faire émerger et façonner des élites sociales, mais sont très inégalement traités. D’un côté, les Écoles n’ont fait que stabiliser leur position de passage obligé pour les cadres de la nation ; de l’autre, l’Université éprouve un sentiment d’abandon de plus en plus prononcé, sans voir en quoi elle aurait démérité.
Dans cette confrontation entre systèmes, l’Université trouvait naguère une place congrue qui la satisfaisait néanmoins. C’est de moins en moins le cas, car la hausse non maîtrisée de ses effectifs la persuade qu’en réalité, on n’attend pas grand-chose d’elle, et certainement plus une formation de qualité. Ce qui conduit à voir la situation actuelle en termes de crise conjoncturelle, l’accroissement des étudiants étant encouragé sans mesure d’accompagnement. Rien d’étonnant à ce phénomène, que les autorités de tutelle n’avaient pourtant pas prévu. Il procède simplement de la réalisation de l’objectif de 80% d’une classe d’âge au baccalauréat : une fois ce taux atteint, et désormais dépassé, on découvre qu’il faut bien faire quelque chose des étudiants que l’on a hissés au niveau des études supérieures. Comme les grandes Écoles n’y prennent guère de part, c’est l’Université qui devra accueillir cette marée montante — au risque de la submerger. Parce que ses structures ne sont pas conçues pour l’accroissement annuel ; mais aussi parce que l’affaiblissement de la formation secondaire, sanctionnée par le baccalauréat, limite ses possibilités de maintenir ses traditionnelles exigences de fond. Du reste, si elle tient bon sur le niveau exigé, on criera au renforcement de la sélection au cours du premier cycle — aujourd’hui considérée comme un injustifiable scandale —, quand l’Université se sera simplement contentée d’évincer des étudiants qui ne devaient pas y entrer, sauf à redéfinir ses missions et l’obliger à revoir ses attentes.
Tout responsable sait qu’aucune institution ne peut voir ses effectifs croître sans que ses coutures craquent. En cas de hausse des effectifs, les efforts budgétaires sont toujours nécessaires ; mais ils ne sont pas forcément suffisants au franchissement de certains seuils. Pour sauter le pas, il faut parfois réformer les institutions en redéfinissant les missions qui leur sont imparties. S’agissant de l’Université, ces considérations de bon sens n’ont pas cours, de sorte qu’elle vit actuellement une sorte de double peine. Les difficultés budgétaires y ont leur part, puisque les subventions aux Universités sont bloquées depuis quelques années, malgré la hausse des effectifs. Quant aux missions, on ne sait plus bien celles qui sont réellement imparties à l’Université, pour des raisons que l’on tentera d’expliquer. Mais il faut bien dire que la situation n’est pas facilitée par le fait de traiter en bloc des formations de types différents, qui appellent des réglementations variées, adaptées à leur objet spécifique. D’où le sentiment d’un théâtre d’ombres où les apparences ne correspondent plus aux réalités éprouvées par les acteurs de terrain, étudiants comme enseignants. Mais il y a plus, car l’apathie administrative tient peut-être à autre chose : la conception technocratique des études supérieures n’est plus en phase avec les tendances éducatives mondiales, qui commencent à influencer une France prise dans la globalisation.
L’université dans la pensée technocratique
Quelle conception nos dirigeants se font-ils de l’Université ? Ils ne l’ont pas fréquentée, et ils n’y enverraient pas volontiers leurs enfants ! À leurs yeux, elle est une institution mal connue et dégradée, étrangère à leur conception d’une formation de qualité — sinon peut-être pour des zones de haute érudition qui leur apparaissent comme des plaisirs d’esthète, dépourvues d’importance nationale. En dépit de quelques vertueuses déclarations de principe, l’Université n’occupe ainsi qu’une place modeste dans la formation des cadres de la nation — celle dont l’État se sent investi. Elle est chez nous une institution contingente, et c’est là le point essentiel. Étant dépourvue de nécessité dans la formation des cadres de la nation, elle ne demeure essentielle qu’à la gestion des flux juvéniles. Il importe d’expliquer les causes de cette conception, qui font de pressentir que rien ne changera dans un avenir proche, alors que la nécessité d’un renouvellement est déjà certaine.
En France, tout se passe comme si l’enseignement supérieur n’était pas l’affaire de choix individuels, mais celle de l’État. C’est lui qui a installé des voies d’accès privilégiées qui, au-delà du recrutement dans la fonction publique, permettront le renouvellement des cadres essentiels au fonctionnement de la nation, dans des conditions jugées satisfaisantes. Il détermine ainsi le nombre d’ingénieurs, de cadres supérieurs, d’administrateurs, de médecins… qu’il faudra pour que le pays soit organisé. Par le biais des BTS, on ira d’ailleurs au-delà pour organiser la formation des cadres moyens ou des techniciens utiles, auxquels l’emploi sera raisonnablement garanti. Dans toutes ces filières préservées, l’État fournit les moyens qui garantissent le recrutement grâce à des classes préparatoires ou à des filières courtes subventionnées, les unes comme les autres représentant un coût par étudiant bien supérieur à celui d’un étudiant d’Université. Ce système sélectif permet ainsi de renouveler les éléments dont l’État considère avoir besoin, avec un appui financier marqué.
Que reste-t-il aux étudiants qui n’emprunteront pas ces voies favorisées, sinon toutes privilégiées ? Au vrai, cela n’intéresse pas l’État ! Peu importe qu’il y ait des psychologues, des mathématiciens, des philosophes, des juristes, des latinistes, des biologistes, des historiens, des économistes ; qu’ils soient de bonne ou de mauvaise qualité ; qu’ils soient en grand nombre ou insuffisants. Il convient tout de même qu’il y en ait assez pour les missions que l’État a choisi d’assumer pour le surplus, dont l’enseignement secondaire. Au-delà de la satisfaction de ces besoins pris en charge par l’État, l’indifférence règne. La quantité des diplômés comme la qualité de leur formation sont des variables sans importance, qui ne donnent d’ailleurs pas lieu à des études concrètes : si la qualité est bonne, tant mieux, et le prestige national s’en glorifiera ; mais on ne fera rien pour la favoriser tant qu’aucun besoin étatique particulier ne viendra à émerger.
On objectera que l’Université existe et qu’elle a un coût assumé par l’État, ce qui prouverait son engagement. Mais on peut renverser le propos, en voyant précisément là l’origine des méprises actuelles. Oui, l’État a besoin de l’Université ; mais pas principalement pour l’enseignement et la formation qu’elle délivre. À ses yeux, pour le dire simplement, les bénéfices secondaires l’emportent sur la formation qu’elle délivre — que l’Université croit à tort être sa fonction première, sa vocation même. Car il faut bien faire quelque chose de la jeunesse ; et à tout prendre, ceux qui ne se destinent pas à être les cadres de la nation seront socialement plus utiles s’ils ont reçu une formation, quelle qu’elle soit. Non seulement c’est toujours mieux que rien, mais il s’y ajoute que cela dégonfle heureusement les statistiques du chômage. Un autre bénéfice est plus récemment intervenu : les indicateurs internationaux montrent que l’avenir d’un pays est d’autant plus favorable que l’enseignement supérieur y est développé. On ne jurerait pas que les technocrates y croient ; mais ils sont vaniteux, et ne conçoivent pas que la France n’occupe pas les premières places. On fait donc semblant d’encourager ces formations supérieures, même si on ne les croit utiles qu’à l’image orgueilleuse du pays. Pour revenir à l’objection, on la combattra en disant que le coût d’une Université d’appoint est inférieur aux inconvénients que son absence créerait, bien réels : une jeunesse jetée dans la rue faute de perspectives.
On comprend mieux ainsi l’apathie face à l’accroissement des effectifs — qui s’élève en gros à deux universités nouvelles chaque année, pour prendre une illustration frappante. Dans le dispositif étatique, l’Université n’ayant pas de fonction de formation, elle se contente d’occuper la jeunesse, de la mobiliser — ce qui est utile par temps de chômage. Il faut donc qu’elle soit disponible pour servir de réservoir d’appoint, au sens fluviatile : ses effectifs se gonflent quand l’emploi n’est pas au rendez-vous ; ils se videront demain si la conjoncture se renverse. Pour autant, il n’y a là aucun complot fomenté contre l’institution universitaire, aucune intention destinée à la marginaliser : on lui demande simplement de jouer le rôle que l’État lui assigne et qu’il finance d’ailleurs, même modestement : celui d’un bassin de rétention, qui fixe la masse juvénile. C’est pourquoi il ne faut pas dramatiser les difficultés actuelles, en y voyant la réalisation d’intentions perverses. Précisément parce que l’Université joue un rôle dans le dispositif étatique — mais pas celui que les universitaires souhaiteraient —, des mesures viendront calmer le mécontentement et assurer un fonctionnement dégradé, mais plus paisible. Elles confirmeront le besoin social d’une Université à peu près fonctionnelle, en laissant dans l’ombre qu’elle n’assure plus ses missions originelles de formation. On créera des places ici ou là, on jettera quelques poignées d’euros sous forme de rallonges budgétaires, une fois que les Recteurs ne pourront plus bourrer les amphithéâtres comme ils le font aujourd’hui. Mais on ne souciera pas de la finalité d’un enseignement jugé inessentiel à la conduite de la nation.
Telle est la conception française de l’enseignement supérieur : tout pour les besoins détectés par l’État ; pas grand chose au-delà ! Cette façon de faire a pu fonctionner jusqu’à présent : dans une France où les bacheliers étaient peu nombreux, le système pouvait paraître à l’équilibre car il offrait à chacun les modalités d’étude qu’il souhaitait. De plus, les diplômés de l’Université s’inséraient aisément dans une société où la formation supérieure était trop rare pour qu’on la néglige. Mais ce système qui associe Écoles et Université a perdu son équilibre. La réalisation récente de l’objectif de 80% d’une classe d’âge au baccalauréat a écrasé l’un des plateaux de la balance : le nombre des cadres de la nation n’étant pas extensible, il faut bien que l’Université assume son rôle de rétention démographique. De plus, le système tenait tant que le faible nombre de bacheliers assurait à tous les diplômés un avenir convenable. Ce n’est plus le cas, et l’on sait bien que, au-delà même de l’Université, ils peinent plus qu’autrefois à débuter une carrière enviable. On est passé d’une dynamique où les parents encourageaient leurs enfants à faire mieux qu’eux par l’accès au supérieur, à la certitude que leur situation se dégradera quelles que soient leur qualification. C’est bien l’une des manifestations de la mondialisation : pour que tous les pays du monde accroissent un peu leur bien-être, il faut que les anciens privilégiés diminuent le leur. Mais ceux qui vivent cette dégradation n’ont aucune raison de l’éprouver avec équanimité. Ce qui perturbe la perception des études supérieures, et met en cause leur organisation actuelle.
Les équilibres anciens se sont rompus en suscitant une certaine rancœur sociale. Cela ne suffit pourtant pas à justifier la montée d’une critique, qui s’explique par des causes inattendues qui pourraient se révéler dévastatrices à terme.
L’université dans un cadre mondialisé
La conception étatique de la formation supérieure n’est plus en phase avec les aspirations individuelles, telles qu’elles sont façonnées par un Zeitgeist mondialisé. La montée des besoins de réalisation personnelle investit la formation supérieure d’une fonction nouvelle. On raisonne davantage en termes de satisfaction individuelle, car chacun veut assouvir les désirs d’épanouissement qui le travaillent, qui passent parfois par le savoir et la formation.
Une population croissante de bacheliers désire voir tenues les promesses d’une culture à laquelle elle a commencé d’accéder, surtout en période de chômage. Si les études ne mènent pas toujours à un emploi, autant qu’elles comblent les besoins culturels de ceux qui les suivent. Parmi bien d’autres raisons, c’est ce qui explique le nouveau regard porté sur l’éducation à l’américaine. Ce modèle désormais dominant distribue à profusion l’offre culturelle à ses étudiants pendant les quatre premières années d’étude, avant de leur permettre de se spécialiser comme ils l’entendent. D’où un double effet, à nos yeux stupéfiant. D’une part, une possibilité d’approfondir ses désirs culturels, ce que la France ne permet plus, ni du côté des bagnes des classes préparatoires, ni du côté d’une Université de plus en plus professionnalisée. Et d’autre part, on constate que la formation première est sans emport sur la spécialisation entreprise : qui verra en France un spécialiste d’informatique autorisé à se tourner vers la médecine, un diplômé de littérature accéder à une formation commerciale, un linguiste entreprendre des études juridiques ? Hors de toute professionnalisation, cette conception n’est attentive qu’à la réussite dans la voie initialement choisie, quelle qu’elle soit : par elle-même, elle ouvre les portes d’une spécialisation ultérieure, même si son orientation n’y prédisposait pas.
En s’assurant des clientèles sélectionnées par des concours à haute teneur technique, la France ne permet plus à nombre d’individus de profiter de leur statut culturel d’étudiant, ce qui est d’autant moins acceptable que la durée de vie s’est allongée et que les études mobilisent plus de temps et d’énergie qu’autrefois. Les appétits individuels sont chez nous dépourvus de portée concrète ; pire encore, le papillonnage entre les savoirs est volontiers dénoncé comme stérile. Ce désintérêt pour les choix individuels, tout le système d’enseignement en porte le témoignage. Là où le concours domine, il faut être prêt de très bonne heure : tout se joue à la fin de l’adolescence, si tant est que les bonnes orientations aient été prises auparavant. Malheur à qui n’est pas au rendez-vous, au late bloomer qui révèle ses possibilités à retardement, après que les sélections sont intervenues ! Il lui reste à faire ses preuves dans des emplois faiblement qualifiés ou à créer les voies de sa réussite car il vient trop tard pour la moisson étatique. Bienheureux celui qui aura perçu les tendances de l’avenir avant les autres, et pourra ainsi se forger le métier qui n’existe pas encore mais fleurira demain. Quant aux filières sélectives, peu importe que les élus ne soient peut-être pas les meilleurs, que l’on puisse faire mieux en les recrutant autrement : le renouvellement des cadres étant assuré, le système ne sera ni questionné, ni remis en cause. Quant aux déceptions éprouvées par les individus, un État qui ne voit pas plus loin que ses besoins n’a aucune raison de s’en préoccuper.
Rien n’illustre mieux cette étonnante impasse française dans les études supérieures que la formation médicale, marquée par un numerus clausus incompréhensible dans son fonctionnement. Car cette restriction d’accès au plus beau des métiers ne vaut que pour les jeunes Français, comme on va le voir. Certes, les études médicales sont difficiles dans la plupart des pays, et il faut peut-être cette impitoyable sélection pour que l’exercice professionnel de la médecine soit satisfaisant. On y croirait volontiers, si l’on ne constatait que, dans le même temps, pour des raisons budgétaires, l’État importait en grand nombre des médecins du monde entier, sans même que l’on soit certain de la validité de leur titre, voire de leur qualité. Comment peut-on expliquer, sinon par une colossale indifférence aux goûts individuels, ce choix pour le bon marché qui rejette de jeunes citoyens attirés par un métier noble pour le confier à n’importe qui, pourvu qu’il soit employable à bon compte ? Comment peut-on concilier la contradiction aux désirs des jeunes Français, et l’importation à toutes fins de médecins à bas coûts ?
Combien de temps ce système tiendra-t-il ? L’État français étant un gros animal à forte inertie, il n’a aucune raison de s’alarmer de la situation d’autant qu’il manifeste chaque jour une expertise plus fine dans le désarmement des crises. Mais la société est-elle au diapason de son indifférence ? Bien des indicateurs montrent qu’avec l’influence mondiale, la préférence pour le système des filières sélectives pourrait s’estomper — même si elles ont toutes chances de demeurer un choix individuel de sécurité. Indépendamment de leurs qualités intrinsèques, elles sont de plus en plus en porte-à-faux avec l’évolution globale. Dans un paysage désormais dominé par des Universités, scandé par des classements internationaux, les Écoles ne parviennent pas à émerger. Au surplus, leur orientation et leur spécialisation professionnelles les rendent inaptes à combler les besoins et les désirs de la population des bacheliers — ce qui explique d’ailleurs le choix nouveau pour les études à l’étranger, sitôt après le bac, de la part des étudiants les plus brillants. L’organisation de nos études débouche sur un inacceptable système de rente : en situation d’emploi précaire, on ne comprend pas que les destinées d’une vie soient commandées par des qualités qui se sont révélées au sortir de l’adolescence. Dans cette France immobile au sein d’un monde changeant, ces privilèges de castes deviennent haïssables.
On peut ainsi douter de la pertinence de ces choix conservateurs que la France renouvelle chaque jour : confiance dans les Grandes Écoles, abandon d’une Université considérée comme marginale, sans débouchés ni prestige. Néanmoins, il est évident que rien ne changera dans un avenir proche : quand on mesure l’importance des transformations qui permettraient au pays de rejoindre le peloton mondial, on voit que rien ne pourra se faire à court terme, si tant est qu’une évolution soit actuellement souhaitée. Encore reste-t-il à hâter la prise de conscience, par quoi tout doit commencer.
Rémy Libchaler
Professeur de droit privé l’Université de Paris I