Je partage nombre des constats et analyses formulés par Rémy Libchaber : les universitaires français se sentent, à raison, négligés par les pouvoirs publics ; ceux-ci ne conçoivent l’université que comme un instrument de régulation des flux qui sortent des lycées ; la sélection précoce par le système classes préparatoires/grandes écoles ne laisse pas de place à la lente maturation intellectuelle que permet la formation universitaire, ce qui appauvrit considérablement les élites françaises ; quant au système universitaire proprement dit, il est arrivé à un point de saturation critique, dont les pouvoirs publics, habitués qu’ils sont depuis des décennies à son fonctionnement chaotique, n’ont pas pris la juste mesure.
Aussi curieux que cela puisse paraître, nos deux derniers présidents ont en effet pu faire passer leur politique universitaire pour des succès dans un contexte globalement morose. Nicolas Sarkozy s’est flatté, sans guères recevoir de démenti, de ce que la loi LRU, à l’origine du premier mouvement social massif et quasi-unanime des universitaires, soit un des grands succès de son quinquennat. Quant à François Hollande, il a atteint en la matière le seul objectif qu’il avait fixé à ses ministres : ne pas mettre d’étudiants dans la rue, tout en faisant semblant de donner satisfaction aux universitaires qui avaient défilé en 2009, en faisant promulguer une nouvelle loi, la loi LSR, qui ne rompait aucunement avec la LRU, mais la prolongeait dans son orientation.
En accord profond avec l’esprit général de l’analyse de Rémy Libchaber, je vais pourtant la discuter sur un certain nombre de points, en m’appuyant sur un certain nombre de considérations statistiques, que je ne peux ici qu’évoquer[1]. Cette discussion me conduit à un diagnostic, je le crains, encore plus sévère que le sien. L’analyse de Rémy Libchaber pêche en effet à mon sens par deux propositions erronées, lesquelles, sans invalider fondamentalement son analyse, rendent sa démonstration fragile et ses conclusions de mon point de vue insuffisantes. La première concerne l’évolution des flux étudiants et la « massification » de l’université ; la seconde porte sur la nature de la concurrence que subit l’université et l’importance qu’il convient d’accorder à la question des « grandes écoles ».
Avant de pouvoir aborder ces deux points, il faut expliciter le terme même d’ « université », car sa définition institutionnelle ne correspond pas à sa définition commune, celle qu’emploie Rémy Libchaber et que je retiens moi-même. Institutionnellement, les universités intègrent en effet des sous-institutions largement autonomes, qui relèvent en fait du modèle des « écoles », par le fait qu’elles ont le droit de sélectionner leur public à l’entrée : les Instituts universitaires de technologie, les Instituts d’études politiques de province, des écoles d’ingénieurs, et même quelques écoles de gestion (Instituts d’administration des entreprises), à quoi il faut ajouter les facultés de médecine, dont l’organisation repose sur le modèle année préparatoire (1ère année)/école professionnelle (les années suivantes). Au-delà du périmètre institutionnel des universités, il faut considérer les autres formations supérieures publiques : écoles d’ingénieurs ne dépendant pas du Ministère de l’éducation nationale, grands établissements (Sciences-Po, Dauphine, l’Ehess …), les classes supérieures des lycées (classes-prépa, classes de STS). Dans un troisième cercle enfin, on trouve l’enseignement supérieur privé : écoles d’ingénieurs, de gestion, classes supérieures des lycées privés, etc.
La question des effectifs étudiants
La prise en considération de cette composition complexe de l’enseignement supérieur français est essentielle pour comprendre ce qui s’est joué en matière d’évolution des effectifs. Rémy Libchaber évoque l’augmentation constante des flux d’étudiants entrant à l’université, conséquence directe de la politique des « 80 % au bac. » Le schéma est plus complexe. Sans doute, globalement, les effectifs d’étudiants n’ont cessé de croître depuis le début du XXe siècle, parallèlement à la croissance de l’enseignement secondaire, avec des phases d’accélération, liées à la démographie et aux réformes de l’enseignement secondaire (création des baccalauréats technologiques, puis professionnels). Mais la question essentielle est de savoir comment ils se distribuent entre ces différentes composantes de l’enseignement supérieur.
Comme je l’ai montré dans mes articles cités dans la note 1, la crise ouverte dans laquelle est rentrée l’université française au cours des années 2000 et qui a débouché sur le mouvement de 2009, n’est pas due directement à la montée des effectifs. Au contraire, cette crise s’est nouée après que la croissance des effectifs se soit temporairement arrêtée au milieu des années 1990. Dès lors, les formations non-universitaires ont continué à connaître une croissance rapide de leurs effectifs au détriment des universités. Dans la phase antérieure, c’est la croissance rapide des effectifs qui permettaient aux universités de se maintenir, en dépit des difficultés logistiques. L’insuffisance du nombre de places offertes dans les filières sélectives, alors essentiellement publiques, leur garantissait la présence d’étudiants de qualité en nombre globalement satisfaisant. Avec la chute des effectifs que connaissent les universités entre 1995 et 2008, elles ont perdu la meilleure fraction de leur public. Comme, pour des raisons budgétaires, le nombre de places offertes dans l’enseignement supérieur sélectif public n’a pas augmenté, le rejet de l’université a profité à l’enseignement supérieur privé qui a connu une croissance exponentielle.
En revanche, le point mérite d’être noté, les universités n’ont aucunement pu tirer bénéfice à cette période de l’amélioration de leur dotation per capita d’étudiant, qui a résulté mécaniquement de la baisse des effectifs, et dont la ministre Valérie Pécresse s’était alors targuée, non sans mauvaise foi.[2] Cet épisode témoigne, s’il en était besoin, que la question des moyens, certes réelle, n’est pas le verrou décisif en la matière. Si la dotation per capita des universités était équivalente à celles des classes préparatoires aux grandes écoles, cela ne transformerait pas le public des premières pour les faire ressembler à celui des secondes. On peut s’offusquer que la France dépense notablement moins pour la formation des enfants de ses classes populaires que pour ceux des beaux quartiers, mais il faut arrêter de croire que la question pourrait être miraculeusement résolue par un équilibrage financier.
Depuis 2009, les effectifs ont recommencé à croitre dans les universités, ce qui a fait oublier aux universitaires la phase de dépression antérieure et les a convaincu de l’existence d’une croissance continue de longue période. Mais cette impression de continuité est un leurre. Le redémarrage de la croissance des effectifs n’invalide pas l’importance de la rupture du milieu des années 1990. En effet, l’enseignement supérieur privé a continué à croître à un rythme élevé après 2009. Quand on y regarde de près, on s’aperçoit de plus que la courbe représentant les effectifs d’étudiants universitaires épouse en tendance celle du chômage, ce qui n’est pas le cas pour celle représentant les effectifs des étudiants non-universitaires. Autrement dit, la reprise de la croissance des effectifs d’étudiants universitaires en 2009 est la conséquence directe de la crise économique de 2008. Plus que jamais, l’université joue le rôle de « voiture-balai » de l’enseignement supérieur français.
Rémy Libchaber a donc pleinement raison de souligner que l’université constitue essentiellement pour les pouvoirs publics un instrument de régulation démographique, ou, pour le dire plus brutalement, un dispositif permettant de modérer le chômage apparent des jeunes. Mais ce qu’il importe de bien comprendre, c’est que ce n’est pas tant un effet de masse qu’un effet de de tri. On est resté en effet dans l’idée que l’université absorberait massivement les bacheliers. C’est faux ; elle n’absorbe que ceux qui n’ont pas trouvé de place ailleurs. Aujourd’hui, les formations proprement universitaires (licence et master, hors faculté de médecine donc) ne représentent que 40 % environ des étudiants français ! Si on se limite aux titulaires du baccalauréat «scientifique », qui représentent la moitié des bacheliers « généraux » soit un quart du total des bacheliers, ils ne sont que 20 % à s’inscrire à l’université, dont la moitié en licence de sciences. Par ailleurs, quel que soit le baccalauréat, le taux d’inscription à l’université baisse quand les conditions d’obtention du baccalauréat s’améliorent (mention « très bien », « bien », « assez-bien », « passable », « passable avec rattrapage »).
L’université ne souffre donc pas tant d’avoir trop d’étudiants que de ne pas avoir les « bons », d‘être chargée de prendre en charge la fraction du public dont les autres formations ne veulent pas : étudiants qui n’ont souvent pas acquis au lycée les savoirs fondamentaux nécessaires pour mener à bien des études supérieures et qui, pour une part importante, n’en ont tout simplement pas le désir et ne sont là qu’en situation d’attente ou en raison des bénéfices indirects qu’ils en tirent (bourses, permis de séjour, chambre en cité, etc.).
L’erreur de perspective de Rémy Libchaber est en partie due au champ particulier d’observation qui est le sien : celui des facultés de droit, qui constituent un cas un peu en marge de ce qu’on vient de décrire. En effet, dans les facultés de droit, où, dans les années 1980, la croissance des effectifs étudiants a été beaucoup moins forte que dans d’autres secteurs de l’université, celle-ci s’est poursuivi tout au long des années 1990-2000, alors que, dans d’autres formations, ceux-ci diminuaient. Dans ce secteur, la croissance continue du nombre d’étudiant est donc une réalité. Cela s’explique par le fait que les facultés de droit sont beaucoup moins menacées par la concurrence des autres formations supérieures que les autres secteurs universitaires, en raison du monopole qu’elles ont réussi à conserver quant à l’exercice des professions juridiques. De ce fait, les facultés de droit accueillent, en première année, un public d‘un niveau moyen supérieur à celui de l’université dans son ensemble. Surtout, sans disposer d’un numerus clausus, comme en médecine, les facultés de droit peuvent organiser une sélection continue des étudiants au cours de la pyramide des études. On pourrait discuter de la pertinence de cette organisation malthusienne des études. Elle garantit toutefois aux facultés de droit un public de qualité en cycle de master, ce qui n’est pas le cas partout.
Former qui pour quoi ?
Ces considérations m’amènent à ma seconde remarque. Tout l’argumentaire de Rémy Libchaber est construit autour de l’idée d’une concurrence entre « universités » et « grandes écoles ». Ce schéma d’opposition classique satisfait l’ego des universitaires, tout en entretenant pour les pouvoirs publics l’illusion de la faible gravité du problème, qui serait aussi ancien que l’université française moderne. Cette illusion s’appuie en fait sur un grand flou, car personne ne sait ce que seraient les « grandes écoles ». Le terme évoque une tête d’épingle : Polytechnique, Centrale, l’Ecole normale … Or, en fait, de plus en plus d’écoles se prétendent « grandes » et le sont effectivement, si le critère de la grandeur est qu’elles soient réputées de plus haut niveau que les formations universitaires.
N’en déplaise à leur amour propre, il faut donc bien que les universitaires admettent que, dans l’accueil des étudiants, ils ne sont pas simplement en concurrence avec les « grandes écoles », mais aussi avec toutes les autres formations non-universitaires. La configuration varie suivant le baccalauréat. Le vœu premier est, la classe préparatoire pour les bacheliers généraux, l’IUT pour les bacheliers techniques, les BTS pour les bacheliers professionnels. Mais, dans les trois cas, la plupart du temps, l’arrivée à l’université se fait « par défaut ». Pour les raisons qu’on a indiquées tout à l’heure, le droit fait largement exception. On pourrait en dire autant, jusqu’à un certain point, de la psychologie ou des « sciences et techniques des activités physiques et sportives », formations qui ont encore assez peu de concurrence à l’extérieur des universités.
Cette remarque permet de mettre en évidence l’hétérogénéité de la liste de professions dont, selon Rémy Libchaber, l’Etat se désintéresserait des conditions de la formation : « Peu importe, nous dit-il, qu’il y ait des mathématiciens, des philosophes, des juristes, des latinistes, des biologistes, des historiens, des économistes … ». Reprenons, terme par terme, cette liste. Pour les philosophes, les latinistes, les historiens, quelques institutions « d’excellence » suffisent à les produire : les écoles normales, l’EHESS, l’EPHE, à quoi il faut ajouter dorénavant Sciences-Po pour l’histoire ; les effectifs de ces institutions ont crû de façon importante au détriment de l’université (recrutements massifs à Sciences-po, recrutements hors-concours dans les écoles normales, création des masters à l’Ehess). Reste bien sûr l’enjeu du professorat du secondaire pour les disciplines qui y sont enseignées, mais l’agrégation pourra-t-elle durablement être considérée comme un concours de recrutement de professeurs de lycée ? Pour les mathématiques, si l’on met de côté, le petit secteur de recherche pourvu par Normale et Polytechnique, elles sont abondamment enseignées dans les classes-préparatoires et les écoles d’ingénieur qui les prolongent. C’est de même dans les écoles de gestion que l’on forme les «économistes » au sens ordinaire de la profession. Mêmes les biologistes praticiens sont formés dans les écoles d’agronomie, les écoles vétérinaires, etc. Quel est le métier, hors le droit, dont l’université aurait le monopole de la formation, si l’on met de côté, la question, assurément grave et impensée, de la formation de nos enseignants du second degré.[3]
La création de « colleges » à la française
J’en viens donc aux conclusions de Rémy Libchaber et à la philosophie générale qui les anime. Ici encore, je le rejoins sur le fond, mais en radicalisant le propos. La question qui se pose à la société française est qu’elle a besoin d’une large politique d’insertion sociale et professionnelle de sa jeunesse. Cette question avait été posée en 1981 par le regretté Bertrand Schwartz comme celle des jeunes de 16 à 18 ans sortis sans le baccalauréat de l’enseignement secondaire, ce qui avait conduit à la création des « Missions locales ». A l’époque, les bacheliers étaient réputés « sortis d’affaire » et l’université là pour les accueillir. Par faiblesse, les gouvernements successifs ont conservé ce schéma de pensée en dépit de ce qu’il était de moins en moins conforme avec la situation. La seule exception fut la politique d’Alain Devaquet, dernier ministre de l’enseignement supérieur à avoir cherché, en 1986, à sauver l’enseignement universitaire en dissociant le premier cycle (DEUG) du second (licence-maîtrise) [4] ; on sait ce qu’il en advint. C’est ainsi que l’université a été sacrifiée sur l’autel de la politique de la jeunesse.
Tant bien que mal, le dispositif a pu longtemps perdurer en dépit de ses contradictions de plus en plus manifestes. J’ai montré tout à l’heure comment la rupture de tendance du milieu des années 1990 a fait exploser cet équilibre précaire. Les pouvoirs publics ont, pour autant, continué à faire le « gros dos ». Comme le souligne Rémy Libchaber, ils ont été un peu réveillés par le « classement de Shanghai », qui a largement motivé la loi LRU et les politiques de concentration des établissements (PRES, Comues, fusions d’établissement, Idex, etc.). L’étape à venir est, n’en doutons pas, une prise de conscience par les autorités publiques du coût de cette politique aveugle. Les Français n’accepterons pas éternellement de payer deux fois l’enseignement supérieur de leurs enfants : d’abord par l’impôt qui finance des universités de moins en moins efficaces, ensuite en payant des formations privées. Cela se traduira par une modification du statut des personnels universitaires, qui les alignera sur les emplois des classes supérieures des lycées. La création récente d’un concours d’agrégation pour les docteurs semble ouvrir cette brèche.
Pour le dire brutalement, la transformation radicale du cycle de licence me paraît inéluctable. Tout pousse à se rapprocher du modèle américain des « colleges » qu’évoque Rémy Libchaber. Il convient de mettre en place un enseignement post-bac de niveau licence généralisé, en admettant que ce n’est plus là un enseignement de type universitaire, c’est-à-dire « adossé à la recherche » et qu’il ne nécessite donc pas l’emploi d’enseignants-chercheurs. L’instauration de ces « colleges » à la française, nous ramènerait à la configuration suggérée par Alain Devaquet, si ce n’est que l’on est passé de « bac + 2 » à « bac + 3 ».
En revanche, je ne peux retenir l’idée sous-jacente à l’analyse de Rémy Libchaber selon laquelle des colleges fonctionnant sur le modèle américain de la culture générale seraient de nature à satisfaire la demande actuelle de nos étudiants. Je partage sa critique de la trop précoce spécialisation, dont j’ai dit à quel point elle était stérilisante pour la formation de nos élites. Mais il ne faut malheureusement pas croire que notre jeunesse est actuellement à la recherche d’un temps libre pour se cultiver dans ce qui serait une extension du lycée. Depuis des décennies, on a vendu à la jeunesse la formation comme un « investissement » une valeur « extrinsèque », qui garantirait emploi et revenu. Nos jeunes gens sont soumis, depuis l’âge de trois ans, au rythme et aux normes de l’école, plus ou moins bien supportés. La plupart d’entre eux n’ont aucune envie de « rallonger la sauce » ; ils veulent se garantir un emploi, un salaire, une certaine sécurité sociale. S’ils poursuivent leurs études, c’est parce qu’on leur explique que c’en est la condition. Ils entendent que ces études soient « pratiques », « professionnelles », qu’elles garantissent l’emploi et le revenu … et ils y sont d’autant plus attentifs qu’ils sont d’extraction sociale modeste.[5]
Le cas des études de médecine que Rémy Libchaber évoque est particulièrement révélateur à cet égard. Il dénonce, à juste titre, le numerus clausus dont la contrepartie est l’absurde « importation » de professionnels de la santé. Peut-on pour autant dire que l’instauration du numerus clausus témoignerait d’une « colossale indifférence aux goûts individuels » en ce qu’il rejetterait « de jeunes citoyens attirés par ce métier noble ». Signalons d’une part, que les effectifs de médecins « importés » sont beaucoup plus faibles que ceux des étudiants évincés en fin de première année des études de médecine. Si on retient donc le schéma d’analyse de Rémy Libchaber, la suppression du concours de fin de première année au profit d’une sélection pyramidale sur le mode des études de droit ne résoudrait pas la question des « déçus de la médecine ». Mais, de façon plus fondamentale, on peut s’interroger sur les réelles motivations des étudiants pour la médecine : est-ce vraiment le métier médical qui les attire ou la garantie d’emploi qu’assure, précisément, le numerus clausus. Un point fait en tous cas réfléchir : les études universitaires plébiscitées après l’échec en première année de médecine sont celles de droit. On peut s’interroger sur la proximité entre les professions médicales et juridiques, du point de vue du travail. On voit bien que ce qui les rapproche, ce sont les conditions d’accès à l’emploi et non la nature de l’activité.
Refonder l’université aux niveaux master-doctorat ou ségréger les publics
Le véritable enseignement universitaire repose sur un certain désintéressement. Pour le suivre avec profit, il faut un intérêt intrinsèque pour le savoir et pas seulement un intérêt extrinsèque pour les places que le diplôme acquis pourrait assurer. Dans le contexte actuel, il me semble clair que, sauf pour une fraction très restreinte du public, un véritable enseignement universitaire ne peut démarrer qu’en master. Il est tout autant absent des classes préparatoires, que des IUT, des BTS ou des licences universitaires. La nature de la motivation extrinsèque change suivant les formations : obtenir directement un emploi ou intégrer une école, mais, dans tous les cas, l’enseignement est instrumentalisé.
Pour maintenir un enseignement universitaire, il faudrait donc dissocier les masters des licences, non seulement en instaurant la sélection à l’entrée en master, mais, de plus, en dissociant institutionnellement les établissements chargés du cycle de licence, dotés d’un personnel d’enseignants à plein temps, de ceux chargés du cycle de master assuré par un personnel d’enseignant-chercheur à statut professoral. C’est ainsi qu’il serait possible, non seulement de sélectionner pour le cycle de masters les étudiants du cycle de licence qui auraient manifesté leur capacité à le suivre, mais aussi d’attirer vers ces universités publiques d’un nouveau type les étudiants ayant, à la sortie du baccalauréat, choisi d’autres types de parcours que la licence universitaire (ou plutôt ayant été choisis dans ces formations).
Je doute pourtant que cette perspective pourra se concrétiser, car je mesure les oppositions qu’elle suscitera. Déjà, en 1986, nombre de collègues refusaient la réforme Devaquet parce qu’elle allait « secondariser le DEUG » (formule entendue à l’époque). On mesure ce qui est advenu. La grande crainte sera la rupture professionnelle entre les enseignants chargés du cycle de licence et les enseignants-chercheurs affectés à celui de master (et de doctorat). L’égalitarisme fort qui marque le milieu universitaire s’opposera avec vigueur à une telle réforme. Pourtant, je considère que c‘est là la seule voie qui reste ouverte pour sauver un enseignement universitaire public et démocratique.
A défaut, la rupture entre l’université et les colleges se fera sur une autre base, par l’isolement d’un petit nombre d’établissements rompant progressivement avec le statut universitaire standard (ceux que l’on commence à appeler les « universités de recherche »). Ceux-ci pourront accéder au statut de « grands établissements » qui fait sortir du droit universitaire ordinaire et s’associer avec les « grandes écoles » dans une convergence de statut semi-public. Le reste de ce que nous appelons aujourd’hui l’université sera relégué à la formation de masse des publics les moins favorisés, c’est-à-dire à la délivrance de super-BTS poursuivis en cinq ans. Progressivement, son corps enseignant se transformera pour se conformer aux caractéristiques du public et aux exigences d’économie.
De fait, une telle mutation est déjà très avancée. On assiste ainsi à la mise en place, au niveau de l’enseignement supérieur, d’une forme de segmentation sociale verticale des cursus, qui avait naguère caractérisé l’enseignement primaire et secondaire en France : d’un côté, pour les enfants des milieux favorisés, les « lycées » qui pouvaient comprendre des « petites classes » ; de l’autre, pour les enfants du peuple, les écoles primaires, qui pouvaient intégrer des « classes supérieures » (post-certificat d’études). On assiste dans cet esprit à une extension vers la base des formations réputées d’excellence pour capter le plus tôt possible le public étudiant qui entend échapper à l’université : Sciences-Po développe des « bachelors » (niveau licence), à Paris, mais aussi en province, les écoles d’ingénieur créent des « prépa intégrées », l’Ehess, qui n’était qu’un organisme dédié à la formation doctorale a ouvert des masters, etc. On organise ainsi une sélection sociale des publics, qui, en outre, repose, de plus en plus, sur des critères explicitement économiques en raison du développement de l’enseignement supérieur privé ou semi-public (tel Sciences-Po). Pour faire bonne mesure, on peut alors créer des « passerelles » pour quelques pauvres particulièrement méritants : ainsi, les bénéficiaires des « conventions ZEP » de Sciences-Po, comme autrefois les « boursiers » des lycées issus des écoles primaires.
Nota Bene
Une dernière remarque est nécessaire pour présenter la nouvelle université, restreinte aux cycles de master et de doctorat, que j’appelle de mes vœux, sans beaucoup d’illusions toutefois, car je suis bien convaincu que les forces sociales à l’œuvre au niveau du personnel des universités, de leur direction et des pouvoirs publics conduisent au second scénario. Elle serait, selon moi, destinée à recevoir les étudiants sortant du cycle de licence ou de toutes autres formations post-baccalauréat, mais pas uniquement eux. L’université ne devrait en effet pas être uniquement tournée vers la formation de la jeunesse. Elle a le devoir d’accueillir tous les publics en demande de connaissance approfondie et de réflexivité, à tous les âges de la vie. La « formation continue » a été un des grands échecs de l’université d’après 1968. On a laissé se développer des services indépendants de la formation de base pour bénéficier d’une partie de la manne des fonds de formation continue, sans que les établissements et les formations standards en profitent de façon significative. Du côté des formations de base, la gestion des flux de sortie du baccalauréat a pris le pas sur toute autre considération. Redéfinir un espace universitaire plus restreint permettrait aussi de revenir sur cette césure entre la « formation initiale » et la « formation continue », laquelle est totalement absurde en ce qui concerne les études universitaires.
François Vatin
Professeur de sociologie à l’Université Paris Ouest-La Défense
[1] Voir François Vatin, « Expansion et crise de l’Université française. Essai d’interprétation historique et statistique», Commentaire 3/2012 (Numéro 139), p. 823-838 ; « Université : la crise se confirme et s’aggrave », Commentaire 1/2015 (Numéro 149), p. 143-152. « Une crise sans fin : l’Etat, l’enseignement supérieur et les étudiants », Le Débat, septembre 2016.
[2] Quand les effectifs ont recommencé à croître, la même ministre s’est réjoui que, grâce à sa réforme (loi LRU), les étudiants aient retrouvé le goût de l’université. C’était tout aussi faux : la remontée des effectifs à partir de 2009 étant simplement due à la croissance du chômage (cf. ci-dessous). Mais en tous cas, il est clair que l’on ne peut pas avoir les deux à la fois : la dotation globale de la nation aux universités restant à peu près fixe, per capita, elle augmente quand les effectifs diminuent et diminue quand les effectifs augmentent.
[3] Remarquons que nous revenons ici aux sources de l’université française du XIXe siècle qui, contrairement à la représentation que l’on en a souvent était en fait totalement « professionnalisée » : deux facultés formaient aux professions « libérales » (le droit et la médecine), deux autres au professorat (les sciences et les lettres). D’emblée, la formation des nouveaux « clercs » : techniciens, gestionnaires, administrateurs échappa à l’université.
[4] Rappelons qu’Alain Devaquet était professeur de chimie à l’université.
[5] On voit toute la perversité qui résulte de l’envoi vers les universités de la fraction de la jeunesse la plus rétive à la nature de l’enseignement que celle-ci est censée délivrer.