La question de la liberté académique n’est pas neuve et l’association QSF a alerté depuis longtemps les universitaires et les responsables administratifs de son importance et de la nécessité de la défendre. Elle a même organisé ces dernières années deux colloques sur cette question, dont le dernier portait sur « les nouvelles formes de censure à l’université »[1] et avait alerté par divers communiqués sur des cas d’atteinte flagrante à cette liberté.
Ce thème, qui n’avait pourtant guère ému la communauté universitaire dans son ensemble, est devenu d’une brûlante actualité à la suite de plusieurs faits récents. Il s’agit, d’une part, de l’amendement dit « anti-intrusion » déposée au Sénat le 30 octobre 2020 qui est devenu depuis l’article 20 bis de la loi LPR visant à rendre pénalement répréhensibles des comportements (non définis) qui troubleraient l’ordre public dans les locaux universitaires. Il s’agit d’autre part, des suites législatives et politiques des déclarations du ministre Jean-Michel Blanquer[2] et de la publication du « Manifeste des 90 »[3], sous la forme d’abord d’un amendement de Mme Darcos prévoyant que la « liberté académique s’exprime dans le respect des valeurs de la République » (heureusement depuis modifié et neutralisé dans la LPR) et ensuite, d’une récente lettre de deux députés (MM. Abad et Aubert) demandant au président de l’Assemblée nationale de déclencher une mission d’information sur « les dérives intellectuelles idéologiques à l’université ». Ces initiatives ont engendré un grand nombre de réactions qui les ont dénoncées comme de graves atteintes à la liberté académique. Si ce terme est désormais largement revendiqué, ce dont on ne peut que se réjouir, encore faut-il en connaître précisément le sens, sous peine de le voir devenir un slogan creux, proclamé y compris par certains qui, par ailleurs, s’accommodent très bien de la censure, dès lors qu’elle est conforme à leur idéologie.
I – De quoi parle-t-on quand on invoque la liberté académique ?
En France, le plus grand flou règne en la matière. Il suffit pour s’en convaincre de constater à quel point le vocabulaire est fluctuant. On parle tantôt de la liberté académique, tantôt des libertés académiques. Une pétition très récente va même jusqu’à parler de « liberté académique et démocratique », ce qui témoigne d’une utilisation presque fantaisiste de cette expression. En réalité, en France, le concept reçu est celui de « libertés universitaires », et il émane des juristes qui sont presque les seuls à avoir étudié la matière. Selon l’auteur d’une thèse désormais ancienne, mais toujours de référence sur ce sujet, « les libertés et franchises universitaires constituent des garanties et des prérogatives accordées au service public de l’enseignement universitaire pour lui permettre d’accomplir, dans les meilleures conditions, les missions qui lui sont confiées »[4].
Une telle définition a une double particularité : elle se réfère à l’institution universitaire, en tant que telle, et non pas aux individus qui la composent. De plus, elle inclut les « franchises universitaires » qui correspondent aux vieilles « franchises » datant du Moyen Age et protégeant les « Maîtres » et les étudiants. On en trouve encore la trace dans le titre VII de la loi d’orientation sur l’enseignement supérieur (dite loi Edgard Faure) du 12 novembre 1968 (art. 35 à 39), relatif au pouvoir de police et au pouvoir disciplinaire. La première est la franchise de police en vertu de laquelle, sauf cas de flagrant délit, les forces de l’ordre ne peuvent pas pénétrer dans une enceinte universitaire sans y avoir été autorisées par le président de l’université. Cette vieille coutume s’est conservée dans nos universités modernes. Le même constat vaut pour la franchise de justice. En effet, en France, à la différence des autres fonctionnaires d’Etat, les universitaires commettant des fautes disciplinaires ne peuvent être sanctionnés par leur ministre, mais seulement par leurs pairs siégeant dans une juridiction de type échevinal (conseils de discipline avec appel devant le CNESER disciplinaire, institution qui a cependant été modifiée récemment puisque la présidence en a été attribuée, de manière très contestable, à un conseiller d’Etat).
Voyons maintenant ce que signifie la « liberté académique ». C’est d’abord et avant tout une invention des Modernes, car elle présuppose une liberté de pensée, et donc le rejet de toute vérité dogmatiquement assénée par les autorités détentrices du savoir. Cette expression vient de l’Allemagne, où Wilhelm von Humboldt (1810) célèbre l’akademische Freiheit pour qualifier l’autonomie des universités et des universitaires vis-à-vis des pouvoirs, c’est-à-dire de l’Etat et des Eglises. La liberté vaut autant pour les professeurs (liberté d’enseigner) que pour les étudiants (liberté d’apprendre, c’est-à-dire de choisir ses cours – qui n’a jamais existé en France), car Humboldt perçoit dans l’université une communauté des enseignants et des étudiants, définie par la recherche commune du savoir. Le concept a été repris aux Etats-Unis au début du XXe siècle où il devient l’academic freedom, cette liberté revendiquée par les professeurs américains contre les propriétaires des universités (privées) qui voulaient licencier ceux qui osaient enseigner les idées socialistes dans un cours d’économie. Une telle liberté signifie en fait que les enseignants ont le droit à une triple liberté qui est la liberté de recherche, la liberté d’enseignement et la liberté d’expression (avec des nuances importantes pour cette dernière).
Une conception étroite de la liberté académique en limite le bénéfice aux enseignants comme individus, afin de les protéger contre des puissances extérieures dont l’action pourrait mettre en péril l’indépendance de leur enseignement et de leurs recherches. Mais la liberté académique peut être également entendue au sens large ; on l’impute alors à l’institution, qui est soit l’université, soit le corps professoral conçu comme un ensemble. Dans cette dernière hypothèse, elle équivaut très largement à l’idée de self-government de l’université par les universitaires qui inclut notamment le principe de recrutement par les pairs (cooptation entre spécialistes). En France, une telle liberté n’a jamais complètement existé en raison de la « tutelle » de l’Etat – de l’Administration –, lourde, souvent tatillonne et parfois même grotesque, comme aujourd’hui. Comme l’écrivait Georges Gusdorf, la simple existence d’un Recteur – sorte de préfet de l’éducation – suffit à prouver qu’il n’y a jamais eu d’autonomie des universités en France. Les universitaires français ne le savent que trop et ils en souffrent beaucoup, du moins ceux qui ont un peu le sens de la liberté.
Toutefois, ce que semble ignorer la plupart de ceux qui en appellent en ce moment à la « liberté académique », sans bien en connaître le concept, c’est que celui-ci présuppose qu’elle soit justement « académique ». C’est ce que nous apprend Robert Post dans sa définition de l’academic freedom qui « consiste en son essence dans la liberté de poursuivre la profession de savant (scholarly profession) selon les standards de cette profession. » Il s’agit d’abord et avant tout d’une liberté professionnelle. La liberté académique ne peut donc être revendiquée que pour défendre une liberté s’exerçant dans le cadre de l’exercice professionnel des activités des universitaires. D’une certaine manière, c’est une telle conception que reconnaît l’article 34 de la loi Faure citée plus haut, qui est demeuré inchangé dans la législation depuis lors (il figure dans le Code de l’éducation) : les professeurs « jouissent d’une pleine indépendance et ont une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche. »
Il résulte de ces développements deux conclusions essentielles qui permettent d’éclairer les débats actuels. La première est que la question de la liberté d’expression des universitaires (et des étudiants) en tant que citoyens en dehors de leur cadre d’exercice professionnel déborde en réalité la seule question de la liberté académique pour rejoindre la règle commune de la liberté d’expression garantie à tous dans le respect de la loi. Le privilège que constitue la liberté académique ne s’applique donc qu’à des activités qui relèvent précisément de la sphère académique, c’est-à-dire de la recherche et de son enseignement.
Selon la seconde conclusion, la liberté académique vise à protéger l’indépendance de l’enseignement et de la recherche universitaire de toute violence et de toute intimidation, que la pression provienne de pouvoirs institués (politique, religieux, économique ou administratif), de l’action de groupes militants de toute sorte, ou même de « collègues » qui chercheraient à censurer une activité scientifique sous un prétexte quelconque. A ce titre, la préservation des activités d’enseignement et de recherche et le refus de leur subordination à un agenda politicien ou militant relève pleinement de la lutte pour la liberté académique !
II – Analyse de deux cas concrets rapportés au concept de la liberté académique
Les raisons de l’amendement anti-intrusion
L’article visant à empêcher l’intrusion dans l’université d’éléments qui lui sont étrangers a été perçu par certains comme une atteinte intolérable à la liberté académique. La prise en compte de la raison première de cet amendement invite pourtant à davantage de circonspection.
L’article 20 bis AA de la loi, issu de cet amendement « anti-intrusion » dispose que « le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité en vertu de dispositions législatives ou réglementaires ou y avoir été autorisé par les autorités compétentes, dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement est » un délit pénal. En réalité, cet article est la transposition d’une disposition existante, visant la même infraction dans les établissements d’enseignement scolaire et destinée à lutter contre les occupations de lycées par les lycéens. Un tel article n’est pas acceptable : vague et imprécis, il pourrait en raison de son indétermination (un comble pour délit pénal !), justifier n’importe quelle mesure coercitive. L’article est en outre superflu, car un arsenal juridique, qui permet de sanctionner les occupations illégales du domaine public et la dégradation des biens publics, existe déjà. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de le commenter longuement sous la forme qu’il revêt, car il sera très probablement déclaré inconstitutionnel, ne serait-ce que pour une question de procédure (il s’agit en effet d’un parfait exemple de « cavalier législatif »).
En revanche, il nous paraît important d’attirer l’attention sur l’objet initial de l’amendement qui visait à instituer un délit d’entrave à la tenue de débats organisés au sein des universités. L’origine d’une telle disposition est l’attitude de certains groupuscules qui avaient interrompu à la Sorbonne la représentation de la pièce d’Eschyle, les Suppliantes, ou encore empêché à Bordeaux la tenue d’une conférence de Mme Agacinski dont les vues avaient le malheur de déplaire à un petit nombre d’étudiants ou prétendus tels. Il ne s’agit là malheureusement que de deux exemples parmi d’autres, moins médiatisés, d’une tendance beaucoup plus large de censure, par des groupuscules militants, de toute parole qui ne conforte pas leur vision du monde. Hélas, certains universitaires se sentent obligés de soutenir ces tentatives de censure, de peur de condamner un militantisme prétendument progressiste. Bref, ce délit cherchait à protéger le libre exercice de la liberté d’expression, consubstantielle à la liberté académique, au sein des universités. On a donc du mal à comprendre que l’UNEF puisse y voir une « volonté inacceptable de museler les étudiants » et un « véritable déni de démocratie » au seul motif que ce texte empêcherait les étudiants d’occuper les bâtiments et d’envahir les conseils d’administration. S’opposer à la tenue des cours et à l’organisation de conférences ou de réunions n’est-il pas est en soi un déni de démocratie en même temps qu’une atteinte grave aux libertés universitaires ? A-t-on déjà oublié la violence de certains modes d’action qui sont parfois mis en œuvre sous couvert de « mobilisation » ? Où est le respect de la démocratie et de l’Université lorsque des petits groupes très déterminés — parfois guère plus de cinquante personnes — bloquent le fonctionnement de communautés pédagogiques de plusieurs dizaines de milliers de membres pendant plusieurs mois, et causent des millions d’euros de dégâts, comme cela a été le cas lors des dernières « occupations » ? N’en déplaise à certains, il apparaît donc ici que ceux qui violent la liberté académique ne sont pas toujours ceux qu’on croit.
La fâcheuse initiative des parlementaires
Deux députés d’opposition ont saisi pour prétexte le débat lancé par « le Manifeste des 90 » qui entendait dénoncer l’existence au sein des universités de tendances intellectuelles que ses signataires jugeaient préoccupantes : complaisance à l’égard de l’islamisme politique, ou encore écho, direct ou indirect, des thèses de la « pensée décoloniale ». C’est une chose de s’inquiéter de l’influence de certains courants de pensée, à la mode dans les médias et les réseaux sociaux, et qui semblent avoir quelques relais dans certains départements universitaires, au CNRS[5] et à l’EHESS. Le plus souvent importés des Etats-Unis, ils peuvent et doivent être, comme tous les autres, soumis à la critique. Il est donc légitime que des savants prennent la plume pour contester les écrits de collègues à qui ils reprochent de se comporter davantage en militants qu’en chercheurs. Il est tout aussi sain, d’ailleurs, que les universitaires mis en cause et d’autres les critiquent en retour. Mais c’est une autre chose que passer d’une critique universitaire, sérieuse et argumentée, de ces courants de pensée à une enquête politique menée par des parlementaires sur ces « dérives intellectuelles idéologiques » (Julien Aubert). Celle-ci n’est pas acceptable précisément pour les raisons indiquées plus haut : le concept de liberté académique vise notamment à mettre à l’abri les chercheurs de toute immixtion des autorités politiques, quelles qu’elle soient. Une telle liberté protège l’indépendance des universitaires qui ne doivent être mis en situation de craindre ni les intimidations, ni les pressions de l’opinion publique ou d’hommes politiques en mal de reconnaissance. Est-il besoin de rappeler les ravages qu’a fait subir au monde académique américain les lubies du sénateur McCarthy ? Il en est résulté une « chasse aux sorcières » de sinistre mémoire. De nombreux professeurs ont été licenciés et ont même parfois dû s’exiler, comme l’historien Moses I. Finley. D’autres furent contraints de signer une déclaration dans lequel ils juraient ne pas avoir de lien avec le communisme. À Berkeley, la dizaine de professeurs qui avait refusé de se soumettre à cette procédure furent licenciés, parmi lesquels Ernst Kantorowicz. On sait moins en revanche que, en 2016, juste après l’élection de Donald Trump, certains de ses partisans avaient demandé la constitution d’une « professor watchlist » destinée à dénoncer les professeurs « radicaux ». Ces deux précédents fâcheux auraient dû faire réfléchir nos deux ambitieux députés qui ont enfourché un bien mauvais cheval de bataille.
Ce n’est pas à la classe politique de s’occuper de ce qui s’enseigne et de ce qui s’écrit à l’université ou ailleurs, mais aux universitaires eux-mêmes. La seule manière de s’opposer à des thèses intellectuellement fragiles ou frelatées, c’est de leur opposer des arguments. Par exemple, alors que la pensée marxiste était à son apogée en France, Raymond Aron n’a jamais appelé à chasser de l’université et du CNRS tous les universitaires marxistes ! Il les a combattus plume à la main et, pour ce faire, il s’est mis à étudier Marx de façon approfondie. C’est ainsi que fonctionne le monde académique et qu’il doit continuer à fonctionner si l’on veut qu’il demeure fidèle à sa mission.
Olivier Beaud (Université Paris II, Panthéon-Assas) et Nicolas Kyriakidis (Université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis)
[1] Colloques de 2017 et 2020 dont les actes sont consultables en ligne. Voir particulièrement les contributions de
Pascal Engel (EHESS),
Xavier Delgrange (Saint-Louis),
Nathalie Heinich (EHESS),
et Viktor Stoczowski (EHESS).
[2] Voir la réaction de QSF .
[3] Le Monde du 31 octobre 2020.
[4] B. Toulemonde Les libertés et franchises universitaires en France, thèse de doctorat en droit, Lille II, 1971, t. I, p. 32. Voir également, plus récente, l’excellente thèse en droit public de Camille Fernandes, Les libertés universitaires en France, Besançon, 2017.
[5] Voir notamment l’ enquête très critique de Thierry Rastier: « – Sexe, race et sciences sociales (1/4) – Le soutien des tutelles. De manière assez attendue, cet article est attaqué de façon virulente par les universitaires qui soutiennent la pensée « radicale-critique ».