Très attachée au principe des concours républicains, QSF tient à exprimer sa consternation devant le projet, encouragé par le MESRI, d’attribuer des points supplémentaires aux candidats boursiers aux concours des grandes écoles. Inspiré du rapport Hirsch[1], ce projet parait déjà avoir été adopté par certaines grandes écoles de commerce[2] et semble sur le point de l’être par les Écoles normales supérieures. QSF considère que, sous couvert de justice sociale, une telle mesure à la légalité douteuse serait délétère pour la cause même qu’elle entend servir.
L’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme proclame tous les citoyens « également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents». Dans le cas des concours d’entrée aux grandes écoles, cette égalité républicaine signifie qu’un jury souverain ne peut prendre en compte que les seules capacités intellectuelles des candidats, mesurées objectivement à l’exclusion de toute autre considération. C’est de cette rigueur que peuvent s’enorgueillir les boursiers actuels, qui intègrent ces établissements par leur seul mérite et peuvent se prévaloir de la sincérité même de leur processus de sélection.
C’est précisément la sincérité du processus de recrutement qui se trouve affectée par ce projet de bonification. Certes, le juge administratif admet régulièrement que l’on puisse déroger au principe d’égalité au nom d’une différence objective de situation, mais il exige que le critère retenu pour justifier la dérogation soit en lien avec l’objet du service. Or, un système de bonification à l’écrit en fonction du niveau de bourse crée un critère d’admissibilité qui ne peut se prévaloir d’un lien direct avec la question de l’admissibilité aux concours[3]. Le statut de boursier comme critère d’admissibilité est juridiquement d’autant plus fragile – comme le souligne le rapport Hirsch, qui en reconnaît d’ailleurs le caractère contestable et manipulable[4] – que l’on peut se demander si une prise en compte de la situation sociale du candidat (d’ailleurs avec deux ans de décalage) constitue une garantie suffisante pour justifier une telle dérogation. La question est particulièrement épineuse dans le cas des ENS, dans la mesure où les lauréats de ces concours accèdent à des emplois publics, comme en témoigne leur qualité de fonctionnaires stagiaires[5].
Il est également à craindre que la grande difficulté de ces concours rende particulièrement désirable le « coup de pouce boursier », au risque de favoriser, en amont, les stratégies frauduleuses destinées à obtenir ce précieux statut et, en aval, les contestations de toute nature. Ce système pénalisera particulièrement les candidats non boursiers se présentant aux concours pour la deuxième fois. Alors même qu’ils n’auront pas bénéficié du bonus accordé aux « carrés » lors de leur premier passage, ils seront en concurrence avec des candidats « carrés » ou « cubes boursiers » bénéficiant d’un bonus auxquels eux-mêmes n’auront jamais eu droit.
Le but d’une grande école est de former des élites compétentes et légitimes ; il n’est pas de brader la rigueur du processus de sélection sur l’autel d’une prétendue justice sociale, ou de refléter la société dans sa diversité à la manière d’un jeu de télé-réalité. En outre, la bonification sur critères sociaux ouvre indéniablement une boîte de Pandore. Pourquoi, au-delà des boursiers, ne pas introduire de critères fondés sur les diversités territoriales, ethniques, de genre ou de structure familiale ?
En réalité, cette mauvaise imitation de la discrimination positive à l’américaine – qui reconnaît elle-même ses limites aujourd’hui – aggrave un mal au lieu d’y remédier. Chacun sait en effet que la « panne de l’ascenseur social » n’est pas due aux concours des grandes écoles, mais bien aux carences en amont, dans l’enseignement primaire et secondaire. C’est le manque d’exigence et d’accompagnement, en particulier dans l’enseignement des matières fondamentales, qui pénalise un grand nombre d’élèves issus de milieux modestes. La véritable et révoltante injustice est là. Au lieu de truquer les concours pour poursuivre l’illusion du baccalauréat donné à tous, ne faudrait-il pas repérer avec discernement les talents dans les zones prioritaires, financer leurs études supérieures et renforcer la capacité des classes préparatoires à atténuer les différences de niveau entre élèves afin de leur préparer un succès légitime aux concours auxquels ils se présenteront ?
QSF demande avec insistance au Ministère de renoncer à ce projet qui, loin de toute inscription dans un agenda politique débattu devant la représentation nationale, installe la discrimination positive de manière rampante, dans des dispositifs qui pour être ambigus, n’en sont pas moins destructeurs. Sans parfaite égalité des conditions d’admission, il n’est plus de concours républicain. Toute la jeunesse, quelle qu’elle soit, a droit à une formation secondaire rigoureuse et juste qui permette l’ascension sociale dans l’égalité républicaine – ce pour quoi le terme aujourd’hui décrié de « méritocratie » est loin d’avoir perdu tout sens.
[1] https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Mediatheque/98/3/rapport_comite_strategique_diversite_sociale_territoriale_enseignement_1360983.pdf
[2] Voir, par exemple, https://www.hec.edu/fr/grande-ecole-masters/programme-grande-ecole/admissions/admission-sur-classes-prepas/bonifications-au-concours-hec-2022-pourquoi-comment-jusqu-ou
[3] Pour une analyse juridique plus poussée, voir notamment H. Pauliat, « Accès aux grandes écoles : la discrimination positive, jusqu’où ? » ; JCP A, n°27, 5 juillet 2021, p.427.
[4] https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Mediatheque/98/3/rapport_comite_strategique_diversite_sociale_territoriale_enseignement_1360983.pdf, p. 4
[5] art. 19 du décret n° 2013-1140 du 9 décembre 2013