Ce que l’on appelle l’Open Access – on utilisera l’acronyme OA- pour les résultats de la recherche (articles, monographie, autres) est le fait de rendre accessibles ces productions sans délais et sans frais pour les lecteurs. L’accès doit être immédiat (dès l’acceptation dans une revue, voire dès la fin de l’écriture du manuscrit), ce qui interdit toute période d’embargo. Cet accès doit être ouvert à tous les lecteurs potentiels, sans qu’ils aient à payer (plus d’abonnement) et sans qu’ils aient à se faire reconnaître comme membres d’une institution.
Il est certain que l’OA, s’il s’établissait partout dans le monde, serait un rêve pour les lecteurs : sans rien à payer, sans délais, toute la production savante deviendrait immédiatement et universellement accessible. Sans aborder ici tous les aspects de l’Open Access (données ouvertes, nouvelles formes d’évaluation, licences et contrats avec les éditeurs, etc.), on s’interrogera sur ses principaux effets sur la production savante.
L’une des particularités de la production savante est en effet qu’une bonne partie des lecteurs sont aussi des auteurs. Est-ce que ces changements sont sans conséquences négatives pour ces derniers ? On peut en douter au vu des évolutions récentes et des objectifs fixés par le ministère en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche.
L’auteur payeur
Au tout début des années 2000, certains scientifiques ont imaginé, pour financer les revues désireuses de pratiquer l’OA, de rompre avec l’abonnement, c’est-à-dire avec le vieux principe du lecteur payeur (individuellement ou collectivement via une bibliothèque) Ainsi, en 2001, un groupe de biologistes (dont Harold Varmus, prix Nobel et ancien directeur des National Institutes of Health) cherche à faire disparaître les barrières financières à la lecture (la revue est librement et gratuitement disponible en ligne). Pour remplacer les ressources apportées par les abonnements, ils suggèrent que les auteurs payent pour que leur article (toujours évalué par les pairs) soit publié. Ce système d’APC (Articles Processing Charges) offre un modèle économique efficace avec des tarifs plus souvent situés au sein d’une fourchette de 1000 € à 4000 € par article. Ce modèle, dit Gold-APC se diffuse massivement, dans les disciplines qui l’acceptent (certaines restent très réticentes). Il est utilisé par des revues nativement OA (comme PLoS fondé en 2003 par les biologistes mentionnés ci-dessus) et par de nouveaux éditeurs (Hindawi, MDPI, etc.). L’équilibre économique de la revue dépend alors de sa capacité d’attirer des auteurs payeurs, ce qui peut conduire à des recherches agressives, voire à sacrifier la qualité à la quantité, les revues « prédatrices » ne cherchant pas à assurer une relecture sérieuse des manuscrits proposés.
Sur la suggestion d’une alliance mondiale des bibliothèques académiques (SPARC) une version hybride du Gold APC apparaît à partir de 2003 : la revue maintient l’abonnement (ce qui n’est pas conforme à l’OA), mais, si l’auteur paye un APC, son article devient immédiatement gratuitement accessible (l’article devient conforme à la doxa de l’OA). En 2016, autour de des journaux référencés dans la base Scopus pratiquaient 10 % le Gold-APC, 6 % le Gold non APC (ou Diamant : voir plus loin), 45% ce dispositif hybride et 37 % l’abonnement seul .
Le financement des revues pratiquant les APC (ou des monographies financées par des BPC ou Books Processing Charges) passe du lecteur (individuel ou collectif) vers l’auteur (individuel ou collectif). Les frais d’APC sont éligibles dans les dépenses prises en charges par les agences soutenant l’OA, acteurs centraux de ces évolutions. Ainsi, les National Institutes of Health, pionniers en la matière, ont développé une politique d’OA dès le milieu des années 1990, puis ont exigé en 2008 que les articles issus de recherches qu’ils financent soient librement accessibles douze mois après publication (cette période d’embargo déroge à l’OA strict). L’exigence d’OA politique est imposée depuis presque dix ans par l’ANR ou par l’Union européenne (H2020). De puissantes fondations internationales (Wellcome Trust, Carnegie Mellon, Bill & Melinda Gates, George Soros) financent les APC et soutiennent les revues en OA. Pour autant, ces fondations soutiennent aussi les plates-formes donnant accès, moyennant paiement (donc non l’OA) aux revues de divers éditeurs (JSTOR, Muse Project, etc.).
Certaines universités, rares en France, ouvrent une ligne budgétaire pour couvrir les frais d’APC ou, encore plus rarement, de BPC. Des éditeurs (dont PLoS) proposent depuis peu aux universités un système d’abonnement pour couvrir forfaitairement les APC de leurs chercheurs. Des contrats d’abonnement d’un nouveau type (Read & Publish ou diverses variantes) sont signés depuis 5 ans : ils couvrent tout à la fois les abonnements (pour les revues « traditionnelles » et hybrides) et, souvent avec un plafond, les APC (pour les revues hybrides et celles qui pratiquent le Gold-APC).
Reste l’auteur qui ne bénéficie pas du financement d’une agence ou d’une fondation et qui veut publier dans une revue pratiquant les APC. S’il n’est affilié à une institution ayant signé un accord Read & Publish avec l’éditeur de cette revue, et s’il ne veut pas payer de sa poche, il doit trouver des fonds dans son laboratoire ou son université. L’accès à ces ressources passe par des arbitrages délicats pouvant conduire à des conflits d’intérêts (comment éviter que les personnes ayant à faire ces choix ne privilégient pas les chercheurs dont ils sont les plus proches, à commencer par eux-mêmes ?). S’il est vrai que des arbitrages analogues ont lieu pour d’autres sujets (frais de congrès, invitation de collègues, etc.), c’est sur des thèmes moins sensibles que celui du choix par l’auteur du vecteur de publication (revue, éditeur, etc.).
Les incitations institutionnelles
Trois facteurs, mobilisant des milieux assez différents, se sont conjugués pour s’engager dans l’Open Access (ou, plus largement, de Science ouverte). Le premier est économique : il s’agit de la hausse ininterrompue des frais de documentation (abonnements + APC) ; le second est plus idéologique, porté par ceux qui conçoivent les publications de la recherche comme des « biens communs » essentiels, devant être immédiatement et librement accessibles à tous ; le troisième relève du soutien aux innovations techniques de rupture et à la concurrence : les jeunes start-up doivent accéder gratuitement à toute la littérature scientifique qui peut leur être utile, le système actuel constituant une barrière favorisant les grandes entreprises suspectes de vouloir trop s’appuyer sur leur rente de situation. Le premier facteur est surtout porté par les directeurs de bibliothèques et responsables d’établissements ; le second par des militants des « biens communs » parmi lesquels ils placent les résultats de la recherche (publique, voire privée) ; le dernier par ceux qui pensent que l’innovation entrepreneuriale est un moteur essentiel du développement économique. En Europe, ces cercles convergent à partir des années 2010 pour définir une feuille de route visant un OA généralisé pour toutes les recherches financées sur fonds publics. C’est ainsi, qu’en 2018, des agences (dont l’ANR) et fondations regroupées dans la cOAlition élaborent le Plan S qui vise à d’interdire la publication des résultats de recherches dans des revues avec abonnement : il reste donc, pour les recherches financées par ces structures, d’une part les revues pratiquant le Gold-APC (que le Plan S ne critique pas) ; d’autre part celles qui, parce qu’elle bénéficient d’un fort soutien (universités, États, organismes variés, fondations, etc.), arrivent à pratiquer la gratuité à la fois pour les auteurs (pas d’APC) et pour les lecteurs (pas d’abonnement) : ce que l’on appelle le modèle Diamant. Le Plan S proscrit la publication dans les revues hybrides, système accusé de freiner le vrai OA, les agences concernées ne devant plus l’accepter à la fin 2024. Cette contrainte (les revues hybrides représentent la majorité des revues pratiquant l’OA) conduit le conseil scientifique de l’European Research Council à décider du retrait de l’ERC de cette cOAlition au motif que cette exigence “will be detrimental, especially for early career researchers, researchers working in countries with fewer alternative funding opportunities or working in fields in which Open Access policies are more difficult to implement .”
La ministre en charge de la recherche et l’enseignement supérieur a présenté en juillet 2021 un Plan national pour la Science Ouverte 2021-2024 (PNSO21-24). La brochure alors publiée fixe un objectif ambitieux : « L’ouverture des publications scientifiques doit désormais devenir une pratique incontournable, que ce soit par une publication nativement en accès ouvert ou par le dépôt dans une archive ouverte publique. » La phrase suivante (« la loi de programmation de la recherche fixe l’objectif de 100 % des publications scientifiques en accès ouvert en 2030 ») est curieuse : si cette loi fait l’éloge de la science ouverte « qui promeut la diffusion libre des publications », si elle annonce que la politique d’OA sera développée et soutenue, elle ne fixe aucun objectif chiffré (ni 100 %, ni 2030). Reste que le PNSO21-24 trace deux voies françaises pour l’OA : les publications dans des revues Gold-APC ou Diamant et les archives ouvertes comme HAL. S’il est explicite sur le fait que l’OA doit concerner les livres, et pas seulement les articles, il ne lève pas, et c’est probablement volontaire, deux ambiguïtés.
D’une part, il passe assez rapidement des publications financées par « appels à projets sur fonds publics » à la totalité des publication scientifiques, utilisant ici une formule alambiquée pour expliquer comment ces objectifs (100% en 2030) seront atteints : « les conditions posées par l’ANR et par l’UE dans le cadre du programme Horizon Europe y contribueront largement. » On comprend ici que le ministère approuve l’interdiction de publication dans les revues hybrides, sans pour autant prendre le risque d’afficher qu’il ne limite pas aux recherches financées sur appels à projets, impression confirmée par le chapitre suivant qui fait l’éloge du Plan S.
D’autre part, il ne rappelle pas que le dépôt sur une archive de type HAL ne permet pas toujours l’accès ouvert aux articles publiés dans des revues (en revanche, HAL offre un accès libre aux preprints non validés par les pairs, ce qui peut poser problème) : il faut, pour que ce soit possible dès publication, que ces revues pratiquent effectivement l’OA. Cette seconde voie n’est pas vraiment un moyen de contourner légalement les contrats signés avec les revues non OA La loi sur la République numérique promulguée en 2016 permet certes à l’auteur de décider de l’accès à ses articles, sans que l’éditeur ne puisse s’y opposer, mais seulement après un embargo de 6 mois (porté à 12 mois pour les sciences humaines et sociales). Si cette loi représente un pas vers un accès ouvert, c’est sur la base du compromis de l’embargo qui ne contraint pas à l’OA immédiat et laisse le choix à l’auteur.
On sent à sa lecture du PNSO21-24 que le ministère serait heureux de contribuer à la bascule de l’ensemble des revues vers le modèle considéré comme le seul vraiment respectueux de l’OA et de la Science ouverte, à savoir le modèle Diamant, ce qui explique que la ministre ait annoncé que ce modèle (pour les articles et les livres), paré de toutes les vertus, sera soutenu grâce à des fonds d’État provenant de la loi de programmation.
Ce nouveau contexte conduit certaines universités européennes, quelques organismes de recherche (dont le CNRS) et agences (dont l’ANR) à donner des consignes aux auteurs pour qu’ils tiennent compte de l’OA dans leurs choix de publication. Dans ce but, et suivant l’institution, on voit se déployer une gamme allant de l’incitation (du conseil appuyé aux fortes suggestions un peu menaçantes) à la contrainte oblique (par exemple en annonçant que les seules publications prises en compte pour le financement d’un laboratoire, ou pour la carrière d’un chercheur ou d’un universitaire, seront celles qui auront satisfait aux principes de l’OA). Le périmètre visé par ces institutions ne se limite pas à aux recherches financées sur appel à projets sur fonds publics, mais couvre l’ensemble des recherches menées dans le cadre professionnel. Ces politiques, si elles sont suivies avec rigueur en tenant compte du Plan ministériel, ont comme conséquence logique d’interdire la publication dans des revues qui pratiquent des abonnements (voire dans les revues hybrides). Les institutions qui s’engagent dans cette voie, pensant s’appuyer sur les précédents des agences, sous-estiment la difficulté de cette extension. Il ne suffit pas d’être employeur pour devenir donneur d’ordre.
En effet, est-ce que ces recommandations, voire ces obligations (terme qui revient cinq fois dans le PNSO21-24), affectent la « pleine indépendance » des chercheurs, enseignants et enseignants-chercheurs « dans l’exercice de leur fonction d’enseignement et de leurs activités de recherche » ? Il est difficile de trancher cette question par une analyse juridique, cette indépendance n’étant pas documentée par une jurisprudence abondante. On peut cependant se restreindre à la facette « auteur » des activités de recherche. En règle générale, les agents publics ne disposent pas des droits d’exploitation des œuvres de l’esprit dont ils sont les auteurs : ces droits sont cédés à l’État. Il y a une exception pour les « agents auteurs d’œuvres dont la divulgation n’est soumise, en vertu de leur statut ou des règles qui régissent leurs fonctions, à aucun contrôle préalable de l’autorité hiérarchique ». Dans ce cas, et ceci couvre jusqu’à présent la situation des chercheurs publics des EPST et des enseignants et enseignants-chercheurs des universités et écoles supérieures, ces droits restent propriétés de l’auteur : ils ne sont pas transférés à l’État ou à l’établissement public employeur. La jurisprudence sur ce point est claire . Ce principe avait été respecté par la loi pour une République numérique : c’est l’auteur, et personne d’autre, qui décide (ou pas) de rendre gratuitement accessibles ses écrits, par exemple en les versant sur un site librement accessible. S’il y a contrôle préalable de l’employeur sur la façon dont se réalise la divulgation des œuvres de l’esprit, notamment s’il y a des obligations strictes concernant la nature de cette divulgation (les articles ou livres ne pouvant être publiés qu’en OA), il est probable que l’on s’écarte de la pleine indépendance définie par le Code de l’Éducation et certain que l’on ne respecte pas la liberté de divulgation, notion pourtant essentielle dans l’exception ouverte par le Code de la Propriété intellectuelle. Changements loin d’être mineurs.
Jean-Yves Mérindol
Professeur (honoraire) de mathématique, Jean-Yves Mérindol a présidé une université strasbourgeoise et l’École normale supérieure de Cachan. Il a fondé en 1999 le consortium Couperin (achat de revues numériques).