Cette tribune a été publiée dans le journal Le Monde, le 21 Mars 2024.
Deux évènements ont participé à une nouvelle médiatisation de Sciences-Po Paris (IEP) directeur : d’un côté, le renvoi de son directeur (M. Vicherat) et de sa compagne devant le tribunal correctionnel pour coups et blessures mutuels, conduisant à la démission de ce dernier; de l’autre la manifestation pro-palestinienne de certains étudiants de Sciences-po qui a dégénéré en propos antisémites envers une étudiante. C’est cette dernière affaire qui a provoqué la réaction du pouvoir, d’abord par les déclarations extrêmement fermes, le 12 mars, de Mme Retailleau, relayées au plus haut sommet de l’Etat, puis par l’intervention le lendemain, le 13 mars, du Premier Ministre devant le conseil d’administration (CA) de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP)., indiquant que le gouvernement allait saisir la justice de l’attitude des étudiants manifestants.
De la part du pouvoir, s’émouvoir (légitimement selon nous) des agissements inconsidérés d’étudiants politiquement exaltés — d’autant plus radicaux d’ailleurs qu’ils sont ultra-privilégiés pour la plupart d’entre eux — est une chose ; s’immiscer dans la gestion interne d’un établissement public d’enseignement supérieur en est une autre. Rien dans le décret de 2015 approuvant les statuts de la FNSP ne prévoyait une telle hypothèse car on peut difficilement déduire de l’article 14 prévoyant la présence ai CA de « deux représentants du Gouvernement, désignés respectivement par le ministre chargé de l’enseignement supérieur et par le ministre chargé du budget » qu’il permettrait une désignation, un peu dans l’urgence, du chef de gouvernement. C’est donc probablement de sa propre autorité que M. Attal s’est invité lui-même à cette séance de sorte qu’il est permis de douter de la légalité de sa présence, tout comme de celle du ministre de l’enseignement supérieur.
Mais à supposer qu’on admette une interprétation très extensive des textes, il n’en reste pas moins que l’intrusion du Premier Ministre dans le CA de de la FNSP est une flagrante violation de la liberté académique. Cette dernière, que l’on connait mal en France, revêt une double dimension, institutionnelle et individuelle. Dans le premier cas, elle protège l’institution en tant que telle, tandis que dans le second, elle protège les individus, membres du corps professoral. Au titre de leur liberté académique personnelle, les universitaires peuvent à tout moment invoquer leurs libertés de recherche, d’enseignement et d’expression face aux pouvoirs qui les menacent qu’ils soient politiques, économiques, religieux ou estudiantin. Cette liberté académique personnelle n’est pas ici en cause : seule l’est la liberté académique au sens institutionnel. Celle-ci repose sur l’autonomie professionnelle et le self-governement collégial. C’est pourquoi la littérature anglophone relative à l’academic freedom contient toujours des développements nourris sur la « share governance » (l’autogouvernement universitaire). En d’autres termes, l’indépendance dont doivent jouir les Universités est fondée sur l’idée que les organes délibèrent librement, sans la présence des autorités politiques qui n’y ont pas accès.
Attal a donc clairement méconnu cette règle non écrite de toute constitution universitaire en s’invitant à ce CA de la FNSP. On peut même s’étonner que les membres de ce CA n’aient pas spontanément quitté la réunion pour protester contre une telle ingérence et ils ont beau jeu, seulement après coup, de se répandre en tweet sur cette intrusion du pouvoir politique dans cette institution et critiquer vertement cette atteinte à la liberté académique. C’est un peu tard…
Nous avions eu l’occasion d’écrire[1] qu’en France, la menace du pouvoir politique pouvait ressurgir à tout moment en prenant notamment pour exemple la censure politique d’un numéro de la revue Afrique contemporaine portant sur l’intervention de la France au Mali. Ce nouvel exemple est la triste illustration de ce tropisme français d’interventionnisme politique et du peu de considération que le pouvoir politique a pour cette liberté académique dont il ignore tout.
Espérons, au moins, que le futur directeur de l’IEP ne sera plus un haut fonctionnaire, mais un universitaire (c’est-à-dire un pair pour les enseignants de Sciences Po). Par la triple nomination d’un énarque (M. Descoings, Mion, et Vicherat), le conseil d’administration de l’IEP avait choisi un non universitaire, c’est-à-dire quelqu’un qui n’était pas docteur de l’Université, pour diriger cette institution. Elle a donc méconnu une autre norme de la liberté académique (institutionnelle) qui n’est autre que le principe du gouvernement par les pairs. Encore un effort donc pour que Sciences-Po Paris, cette institution honteusement favorisée par l’Etat, soit à la hauteur de sa prétendue ambition d’être une Université.
Olivier Beaud, professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas
[1] Le savoir en danger. Menaces sur la liberté académique , PUF 2021.