L’annonce du nouveau plan de financement « Appel à Manifestation d’intérêt Programmes de recherche en Sciences Humaines et Sociales » (AMI SHS) dans le cadre de la programmation France 2030 était très attendue par tous les universitaires et chercheurs en Sciences Humaines et Sociales. S’ils étaient inquiets de n’avoir été mentionnés qu’à la marge par le rapport Gilet, ils ne peuvent désormais que se réjouir devant l’ambition de ce nouveau plan (100 M€ et 5M€ minimum par projet retenu), qui entend garantir la souveraineté de la recherche française en Sciences Humaines et Sociales, considérées non pas comme des sciences d’appui, mais comme des champs de recherche à part entière, et capables de répondre aux enjeux qui défient la société.
Une mise en place précipitée
L’enthousiasme des premières annonces a pourtant rapidement cédé la place à la perplexité : le détail de la présentation, les orientations imposées et la structuration des financements semblent démentir la considération affichée pour les SHS et surtout pour les chercheurs qui les portent. Comme à l’habitude – non sans contradiction avec l’objectif de simplification – la gageure bureaucratique prend le pas sur l’ambition scientifique. Comment produire, en l’espace de deux mois à peine, même en s’en tenant à une simple déclaration d’intention, l’ébauche d’un consortium scientifiquement solide et structuré associant organismes nationaux de recherche (ONR), d’autres établissements nationaux et internationaux, mais aussi des entreprises, des fondations et des collectivités territoriales, alors même que les universitaires et les chercheurs seront en même temps occupés à la finalisation de l’année universitaire, aux différentes commissions d’évaluation de la recherche ou de recrutement de leurs pairs, à la réalisation de leurs travaux en cours, entre autres ? En outre, pour convaincre le jury de la pertinence de son projet, l’établissement porteur ou le consortium tout juste constitué devra se risquer à des acrobaties de haute voltige, expliquant cumulativement les liens tissés avec l’innovation, la valorisation et la dissémination de la recherche ; les effets d’entraînement sur d’autres objets et thématiques ; la coordination avec des réseaux internationaux ; le développement de ressources propres ; la cohérence avec la stratégie nationale de recherche, etc.
Un pilotage par les directions ou les présidences d’établissement
En réalité, la rapidité, ou plutôt la précipitation dans la mise en place d’un plan AMI SHS dont les prémices étaient pourtant annoncées par une note de cadrage d’avril 2023, traduit un problème bien plus sérieux encore lié à ses ambitions de (re)structuration institutionnelle. En effet, les candidatures à un financement ne seront pas portées par les communautés de chercheurs (équipes et laboratoires) mais par la direction ou la présidence des établissements à qui reviendra le soin d’identifier les destinataires ultimes des crédits obtenus. On peut bien évidemment imaginer que les établissements s’appuieront sur l’expertise et les compétences de leurs unités de recherche. Néanmoins, cette manière de concevoir et de structurer la recherche « par le haut » consacre une inversion des valeurs et conduit à bousculer la liberté académique des universitaires et des chercheurs : ce sont les chercheurs qui, forts de leur expérience et de leur connaissance de l’état de l’art dans les différents domaines sur lesquels ils travaillent, identifient les objets de recherche à explorer, élaborent les projets, proposent les méthodologies et fixent les objectifs à atteindre ainsi que les résultats à obtenir.
Des thématiques imposées
De ce premier défaut dans la conception de l’AMI SHS en découle un second : celui de thématiques fermées et imposées, dans lesquelles on reconnaît davantage les Sciences Sociales que les Sciences Humaines, qui viennent brider la créativité des universitaires et des chercheurs et restreindre encore leur liberté académique. Il faudra donc, pour bénéficier des financements tant attendus, s’inscrire dans l’une des « neuf thématiques cibles », correspondant aux « défis sociétaux » identifiés, non pas par les chercheurs eux-mêmes, mais par les autorités politiques. Pire encore : l’appel invite à construire des « pôles scientifiques » autour de chacune de ces thématiques, identifiant les institutions porteuses à un domaine particulier des SHS dont elles seraient ainsi le référent, ce qui viendra fausser totalement la cartographie de l’expertise scientifique nationale.
QSF appelle l’attention sur la distorsion que l’AMI SHS risque de provoquer dans la recherche en Sciences Humaines et Sociales :
- Le financement massif par projets est une excellente nouvelle pour la communauté des universitaires et des chercheurs. Toutefois, il ne doit pas dissimuler le besoin de financement pérenne des équipes de recherche, spécifiquement en SHS. Sur elles repose la recherche fondamentale sans laquelle la recherche par projet serait dépourvue de toute cohérence.
- Un plan national de recherche, ambitieux et performant, capable de répondre aux défis sociétaux de notre époque, ne peut se concevoir qu’avec la participation active des universitaires et des chercheurs. Des thématiques imposées et la structuration « par le haut » constituent deux formes complémentaires d’atteinte à la liberté académique essentielle aux métiers de la recherche.
Nul ne conteste l’utilité des organismes, institutions et autres réseaux qui structurent, accompagnent et financent la recherche. Cependant, la réalité est têtue : la science française, dont l’excellence est – encore – mondialement reconnue, demeure avant tout le produit du travail et du talent d’une communauté de chercheurs libres, immergés dans la société, aptes à déterminer eux-mêmes les objets, les modalités et l’organisation de leurs recherches.