« Non habemus hic manentem civitatem ». Ces mots célèbres que l’on trouve dans la Lettre aux Hébreux ont sans doute inspiré les politiques universitaires des dernières années. Les ministres qui se sont succédé ont dû considérer que le sort de l’université était scellé, qu’aucun gouvernement n’oserait plus défier le pouvoir de veto des syndicats des étudiants. “Non habemus hic manentem universitatem”, ‘notre université définitive ne se trouve pas sur cette terre’ est ainsi devenue leur credo, aussi inavouable que reconnaissable dans tous les décrets, arrêtés et lois qui ont pierre après pierre démonté l’édifice de l’université française. Le dernier rapport de la Stratégie nationale de l’enseignement supérieur propose de poursuivre avec une persévérance diabolique l’œuvre de “secondarisation” de l’université française. L’université aurait désormais pour principale mission de diplômer 60 % d’une classe d’âge. La ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche le recommande au Président de la République, qui, venu inaugurer l’année universitaire à l’université Paris-Sud de Saclay, en a fait aussitôt l’objectif stratégique. Ite, missa est.
Or il y a une logique perverse dans cette vision utilitariste de l’enseignement universitaire. Dès lors que le système sélectif des classes préparatoires et des Grandes Écoles garantit la reproduction des élites et que les organismes de recherche assurent la qualité et le rayonnement de la recherche française, les universités, contraintes par la loi à accueillir tous les bacheliers, et tenues en otage par des associations d’étudiants très peu représentatives, les universités ne peuvent avoir qu’un rôle subsidiaire de formation et de diplomation de masse. Le premier cycle universitaire devient dans le novlangue ministériel la partie d’un ensemble qui englobe le lycée et qui est appelé « BAC moins 3 – Bac plus 3 ». L’objectif de 60 % d’une classe d’âge diplômé est alors la déclinaison logique du but fixé en 1985 par Jean-Pierre Chevènement : amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. L’étudiant qui s’inscrit au lycée est alors à peu près certain d’avoir la licence universitaire, car, compte tenu de ceux qui ne poursuivent pas leurs études et des abandons au premier semestre, parler de 60 % de diplômés d’une classe d’âge revient à souhaiter en réalité le diplôme pour tous.
Trois facteurs viennent renforcer une telle visée comptable de l’enseignement universitaire. D’une part, les universités françaises ne peuvent se réclamer qu’en partie de leurs racines médiévales et ne peuvent pas toutes revendiquer une tradition d’ancienneté opposable, par exemple, à des institutions comme l’École normale supérieure ou l’École polytechnique. D’autre part, le ratio des prix qui sanctionnent la qualité de la recherche dans les disciplines scientifiques (prix Nobel, médailles Fields, etc.) est particulièrement brillant pour la France, capable de rivaliser avec les États-Unis, qui bénéficient pourtant de leur tradition d’accueil universitaire. Enfin, la classe dirigeante ayant été formée pour l’essentiel dans les Grandes Écoles, l’enseignement universitaire, avec sa conception d’une transmission du savoir fondée sur une éthique du doute et du sens critique, paraît à beaucoup d’hommes politiques comme étranger, sinon dangereux. Changer un tel modèle pour remettre au cœur de l’enseignement supérieur et de la recherche des universités en perdition ne paraît alors ni possible ni souhaitable. La science française se porte bien et les élites qui garantissent la tenue globale du système se reproduisent de manière satisfaisante aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif. Pourquoi donc se demander si cette reproduction garantit aussi une production d’homines novi, et par là même ce brassage républicain des savoirs sans lequel la conscience démocratique s’affaiblit et les tentations démagogiques se développent ?
La vision dite « stratégique » d’une université française, qui se transforme réforme après réforme en branche formation de Pôle emploi, naît d’abord de ces spécificités hexagonales. Ceux qui veulent restaurer une université française comparable aux grandes universités allemandes, italiennes, anglo-saxonnes ou asiatiques ; ceux qui ne veulent pas d’une université lieu de la relégation et qui continuent à penser les salles de cours comme l’espace, selon les mots d’Alain de Libéra, de « l’ouverture à l’universel, [de] la discussion argumentée, [de] la critique des faux prestiges et des vrais pouvoirs » ; ceux-là sont considérés soit comme des intellectuels idéalistes, soit comme des conservateurs privilégiés.
Il est temps de dénoncer cette posture cynique. Il faut prôner une autre vision de l’enseignement supérieur, qui associe indissolublement enseignement et recherche. Car la véritable vue de l’esprit est celle de ces apprentis sorciers qui croient, à gauche comme à droite, que la fabrique des diplômes est la seule solution à offrir aux étudiants qui n’ont pas intégré les parcours sélectifs. Le diplôme pour tous ne peut pas être la perspective d’avenir d’une génération que l’on aura ainsi privée de l’idéal de l’ascension sociale par l’étude.
Une telle refondation de l’enseignement universitaire, cependant, ne peut pas être seulement inspirée de la défense des valeurs humanistes. Les universitaires doivent accepter le défi intellectuel de la vocation professionnalisante des études supérieures tout en rejetant le “diplôme universitaire aidé”, qui est une erreur éducative, démocratique et économique. L’enseignement universitaire doit remettre au centre de sa mission la transmission et la production des connaissances, et non des compétences qui peuvent en découler. Car la connaissance n’est pas seulement le résultat d’une transmission de contenus, mais c’est un acte de la pensée qui comporte à la fois l’acquisition d’un faisceau de méthodes et de savoirs et une maturation critique offrant un formidable levier pour appréhender le monde. La connaissance n’est jamais caduque car elle ne cesse d’évoluer, alors que les compétences, confrontées aux nouveaux savoirs et aux nouvelles technologies, sont vouées à la péremption. D’autant plus qu’avec l’objectif affiché de la réussite pour tous, il sera impossible de reconnaître les compétences réellement acquises par rapport à celles qui n’existent que sur le papier du diplôme. C’est en revanche en vidant de tout contenu le diplôme de la licence que l’on condamne à l’échec les étudiants les moins favorisés.
L’échec n’est pas la mauvaise note reçue à un examen, qui peut aussi se révéler stimulante ; le véritable échec est celui qui attend une génération diplômée mais non formée dans le monde du travail, des sous-emplois à vie. Il faut opposer au socle des compétences, que la révolution technologique peut balayer à tout moment, la formation continue par la connaissance, qui génère des compétences toujours renouvelées et réellement employables.
Le vrai chemin de la préprofessionnalisation est celui de la connaissance, c’est-à-dire de la capacité à maîtriser et à exploiter les savoirs acquis et de la disposition herméneutique à en acquérir de nouveaux. La vraie gratuité qu’il faut préserver dans les études universitaires ne concerne pas prioritairement les droits d’inscription mais celle d’une connaissance que l’on ne peut pas mesurer à l’aune des compétences ponctuelles, du taux d’insertion professionnelle. L’enseignement universitaire doit avoir comme seul profit immédiat le progrès de la connaissance et la maturation intellectuelle.
À ce prix, la cité universitaire française pourrait retrouver une place durable dans l’espace de l’enseignement supérieur.
- Claudio Galderisi
- Professeur de langues et littératures de la France médiévale