Réflexion critique sur la restructuration institutionnelle de l’espace de l’enseignement supérieur et le partenariat avec le CNRS.
Bref état des lieux sur la recherche dans les disciplines des SHS, et sur le rôle que peut jouer l’INSHS dans la sauvegarde des humanités et des disciplines de l’érudition.
Perspectives et propositions concernant la gouvernance de l’INSHS, la convergence entre CNU et CoNRS, et la protection du temps de la recherche
1 – Un dominant dominé ?
La redéfinition chaotique du panorama académique français, avec les fusions d’universités et la constitution des Communautés d’universités et d’établissements (COMUEs), ne semble pas avoir sortie de sa léthargie le bel endormi de la recherche française : le quasi octogénaire CNRS.
Cet organisme, qui compte en gros un cinquième des chercheurs hexagonaux (11 595 en 2014 par rapport à 57 000 enseignants-chercheurs et assimilés statutaires en 2012) et quelques-unes parmi les structures de recherche les plus importantes d’Europe, qui bénéficie d’un rayonnement international exceptionnel, qui possède enfin un ratio de prix et de distinctions digne des plus prestigieuses universités anglo-saxonnes, semble atone et passif face au pouvoir croissant de la Conférence des présidents d’université (CPU) et aux pressions de présidents de COMUEs dont la taille est souvent plus imposante que celle de l’un ou l’autre de ses dix instituts. Ce constat est particulièrement vrai pour l’Institut des sciences humaines et sociales (INSHS), qui pouvait se flatter, jusqu’il y a quelques années, d’un budget et d’un nombre de chercheurs, et surtout d’ingénieurs et techniciens (IT), avec lesquels aucune université française monodisciplinaire et aucune des facultés de sciences humaines et sociales ne pouvaient rivaliser.
L’INSHS se trouve aujourd’hui confronté à des structures qui pèsent désormais au moins aussi lourd que lui. D’autre part, beaucoup de COMUEs affichent une stratégie régionale décomplexée, s’appuient sur une gouvernance qui tire sa légitimité de sa représentativité élective, et font état d’une volonté hégémonique, qui est en partie soutenue par le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (MESR). Ce dernier est à la fois désireux d’encadrer l’autonomie historique du CNRS et en quête d’interlocuteurs régionaux fiables, et pour ainsi dire “organiques”.
Le CNRS apparaît au mieux comme un partenaire important mais secondaire des COMUEs naissantes. Ce statut est évidemment moins vrai à Paris-Saclay ou à Grenoble, mais il est bien visible là où la taille et le nombre des unités mixtes de recherche (UMR) sont moins importants et les unités propres de recherche (UPR) sont absentes ou peu nombreuses. Au pire, et c’est le plus souvent, le CNRS n’est qu’un auxiliaire que seuls le statut des chercheurs et le rôle historique des IT justifie encore. Une telle subalternité est moins le fruit d’une stratégie fondée sur un understatement censé faire oublier la suprématie d’antan, que la conséquence d’une impossibilité de penser la subsidiarité institutionnelle comme une occasion de réfléchir à une nouvelle articulation entre recherche et enseignement, entre projets individuels et programmes collectifs, entre statuts à vie et supports temporaires, entre attractivité internationale et mobilité interne. Bref, l’absence d’une stratégie adaptée au nouveau contexte est en train de transformer le dominant en dominé, sans que cela émeuve des chercheurs sensibles surtout à leurs prérogatives.
Habitué pendant des décennies à une autonomie quasi absolue par rapport au MESR et à un rapport de forces tout à son avantage dans les partenariats avec la pléthore d’Établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel crées dans les cinquante dernières années, le CNRS gérait autrefois ses relations avec les universités françaises comme un grand argentier plus ou moins bienveillant l’aurait fait avec de vieux aristocrates déchus et des parvenus sans véritable vocation académique. Cependant le rapport de force n’était pas dû seulement à la taille du géant jacobin par rapport à des lilliputiens girondins, sur la tactique du divide et impera ; la supériorité de l’un par rapport aux autres était réelle, car elle se fondait sur une stratégie scientifique complexe : des unités de recherche globalement performantes, une ouverture à l’international méritoire – notamment à travers les Unités mixtes internationales (UMI) et les 26 Unités mixtes des Instituts de recherche français à l‘étranger (UMIFREs) –, une sorte de cosmopolitisme de la recherche qui faisait apparaître comme encore plus déplorable la pratique du recrutement local universitaire, une vision d’ensemble, enfin, des besoins de la recherche, qui favorisait la sauvegarde des disciplines de l’érudition, expulsées manu pedagogi des universités, car pas assez professionnalisantes.
Aujourd’hui, le rapport de force semble s’inverser. Les nains d’autrefois se donnent désormais des apparences de géants en se juchant les uns sur les épaules des autres et en se rassemblant dans une vingtaine de COMUEs – elles seront bientôt 25, sous leurs différentes formes. Ces regroupements se dotent souvent d’une local strategy qui pourrait se révéler assez rapidement erronée mais qui est en cohérence avec la décentralisation à la française ; ils s’appuient en outre sur une structure supra-universitaire, la CPU, dont l’influence et le pouvoir font désormais de l’ombre aussi aux directeurs ministériaux et jusqu’aux ministres.
Certes les COMUEs ne peuvent pas être réduites à de simples communautés d’universités imposées par le législateur. Il y a plusieurs exemples où le regroupement voire la fusion étaient souhaitables et ont été menés à bien avec intelligence, mais dans d’autres cas, on a mis la charrue des structures devant les bœufs des enjeux. C’est ainsi que certaines COMUEs ont été construites sans que les orientations stratégiques aient été vraiment débattues préalablement et validées par les enseignants-chercheurs. Ce qu’écrit à propos des COMUEs la CPU sur son site illustre l’esprit qui a pu inspirer quelques-uns de ces rapprochements : « Le paysage de l’enseignement supérieur s’en trouve profondément réorganisé et de nouvelles formes de coordination territoriale sont mises en place. C’est le fruit d’une longue réflexion sur la visibilité des établissements d’enseignement supérieur. » (http://www.cpu.fr/actualite/regroupements-universitaires-25-grands-ensembles-pour-viser-lexcellence/). La visibilité et la coordination territoriale apparaissent donc comme les moteurs et les fins ultimes d’un certain nombre de COMUEs ; la qualité de la recherche et de la formation n’est pour certaines d’entre elles qu’une chimère, l’excellence visée, une formule vague. On se souvient du slogan écologiste « Penser global, agir local » ; plusieurs COMUEs en l’inversant en font leur devise à peine dissimulée : « Penser local, agir global ». Une telle conception de la formation et de la recherche n’aboutit pas à une stratégie scientifique digne de ce nom, mais elle suffit à faire de ces nouvelles entités des partenaires redoutables pour le CNRS, et plus spécifiquement pour l’INSHS.
En l’absence d’une réflexion globale sur les conséquences que cette restructuration de l’enseignement supérieur implique pour tous les organismes de recherche, le CNRS, notamment l’INSHS, dont l’essentiel du budget est absorbé par la masse salariale, est obligé de limiter son action à la gestion administrative des équipes de recherche et de son personnel statutaire. La préfiguration de la recherche, qui est une de ses missions, est confinée pour l’essentiel dans des rapports de conjoncture destinés à rester lettre morte. La nature ayant horreur du vide, on peut imaginer que les présidents des COMUEs, en quête de missions concrètes pour leurs structures, finiront par revendiquer et par obtenir la gestion des unités mixtes de recherche (UMR) relevant du périmètre de leur COMUE, en lieu et place des actuelles délégations régionales du CNRS. Un tel mouvement touchera sans doute d’abord les SHS, dont le modèle de recherche ne nécessite dans la plupart des cas ni d’infrastructures lourdes ni de moyens budgétaires très importants.
Les universitaires pourraient être tentés de se réjouir d’une telle perspective de normalisation de l’exception française et relever, dans l’effacement progressif du CNRS, les conditions de la renaissance de ces universités qui partout ailleurs sont au cœur de l’enseignement supérieur et de la recherche. Ils auraient tort, me semble-t-il, car la recomposition du système universitaire ne produit pour le moment que des macrostructures sans histoire, sans culture de la collégialité, sans tradition académique, et souvent sans autre projet scientifique que le maillage du territoire, l’emploi régional, le diplôme pour tous, selon les attendus du MESR.
Une marginalisation du CNRS non seulement ne bénéficierait pas à nos universités, mais elle comporterait vraisemblablement à moyen terme un déclin de la recherche française et un triomphe d’un enseignement supérieur sans ambitions ni recherche effectives.
Cette question concernant en particulier la place des SHS au sein du CNRS et par ricochet dans nos facultés, c’est sur ce point que je voudrais concentrer ma réflexion.
L’enseignant-chercheur et le chercheur enseignant: une drôle d’opposition
Le débat sur la reforme du CNRS, et de l’INSHS en particulier, avait fait rage il y a quelques années. On se souvient entre autres d’un article remarqué d’Antoine Compagnon, publié dans Le Monde daté du samedi 21 juin 2007, intitulé « Les sciences humaines entre universités et CNRS », où le président de QSF de l’époque posait la question de la permanence des SHS au sein du CNRS et s’interrogeait sur le statut de chercheur à vie. Dans ce débat, on distinguait trois orientations antagonistes :
a) Les représentants du CNRS institutionnel, tenants d’une vision administrative de la recherche en SHS, s’exprimant souvent dans un jargon qui irrite un grand nombre d’universitaires, contribuant à élargir le hiatus entre les deux communautés.
Ce groupe n’avait (et n’a toujours pas) ni la crédibilité pour s’opposer à une prétendue pression des sciences exactes. Les mots de la tribu (interdisciplinarité, dynamique, etc.), bien qu’épuisés, tiennent lieu de discours et de vision ; ils fonctionnent comme des talismans et des integumenta qui empêchent de voir que le roi est nu depuis longtemps. En d’autres mots, ce CNRS-là apparaît à beaucoup de chercheurs (universitaires mais aussi CNRS) comme éloigné et opaque. Il paraît dominé par une nomenklatura qui, à l’image des aristocrates de la Cerisaie de Tchekhov, après avoir dilapidé un héritage important, danse jusqu’à l’épuisement pendant qu’on met aux enchères les biens de la maison.
b) Les chercheurs qui ont une vision que l’on pourrait qualifier de “souverainiste” de la recherche en SHS.
Ces chercheurs s’inscrivent, si l’on me passe l’oxymoron, dans une dynamique de conservation et dans une posture d’excellence, que le monde de la recherche internationale est loin de reconnaître systématiquement. Le statut unique et l’approche disciplinaire représentent pour eux un chiffon rouge idéologique.
c) Les universitaires qui croient à une excellence historique de l’universitas et qui considèrent le CNRS, et en particulier les chercheurs des SHS, comme un rayonnement fossile de l’intelligentsia parisienne des années 1960. C’est en gros cette position qu’illustre l’article cité d’Antoine Compagnon.
Si, par une sorte d’uchronie prodigieuse, j’étais projeté au cœur d’une université idéale, je serais tenté de partager l’essentiel d’une vision qui s’appuie sur les éléments suivants : 1) la recherche fondamentale, y compris dans le domaine des sciences exactes, ne se porte pas plus mal dans des pays comparables à la France (Allemagne, Angleterre) qui n’ont pas une structure analogue au CNRS ; 2) la volonté de retirer de l’université certaines disciplines pour en confier la survie au CNRS n’est sans doute pas une stratégie payante : la recherche doit pouvoir être enseignée, diffusée et relayée par ces médiateurs culturels que deviennent les étudiants bien formés ; 3) différencier ontologiquement un chercheur d’un enseignant-chercheur à l’âge de 30 ans paraît une aberration épistémologique, qui oblige le chercheur à produire uniquement de la recherche même lorsque sa veine se tarit, et qui le condamne surtout à ne jamais la confronter aux doutes, aux questions, aux interrogations des étudiants. Ce choix radical – rares, et d’autant plus méritoires, sont les chercheurs des SHS qui passent du CNRS à l’université – a comme conséquence indirecte, mais peut-être plus grave que les précédentes, la radicalisation pédagogique de la fonction d’enseignant-chercheur. Curieuse formule, d’ailleurs, que celle d’enseignant-chercheur, qui en antéposant la fonction d’enseignant à celle de chercheur et en inversant le processus cognitif-didactique prépare l’avènement de l’enseignant universel, à la fois instituteur, professeur du secondaire, animateur culturel, partageant avec ses étudiants une alphabétisation partielle.
2 – Université idéale et principe de réalité
L’universitas idéale n’existe cependant pas (pas encore, peut-on espérer) en France. Les raisons en sont multiples.
Il y a en premier lieu des causes culturelles et économiques qui tiennent à l’histoire du pays, et plus généralement au modèle civilisationniste européen. Nous vivons dans une société très attachée aux racines et aux traditions, ce qui ne favorise pas la mobilité et explique en partie la création d’universités ou d’antennes universitaires dans la plupart des villes-préfecture de France ; la puissance du modèle centraliste jacobin en même temps que l’attrait-rejet qu’exerce Paris sur les élites hexagonales crée une situation asynchrone, dont témoignent entre autres les difficultés qu’éprouvent les universités et les Grandes Écoles parisiennes à se rapprocher entre elles ou à fusionner ; l’absence d’une tradition libérale ne favorise pas la concurrence et l’autonomie des universités. C’est ce qui explique aussi en partie l’échec de la LRU, dû fondamentalement à un défaut de conception qui a mené l’université française non pas vers l’autonomie académique espérée mais à la fois vers plus de centralisme ministériel et plus de régionalisation. Les COMUEs sont le résultat paradoxal de cette autonomie impossible.
On peut évoquer, en deuxième lieu, la singularité du modèle d’enseignement supérieur français : l’interdiction d’une sélection ou même simplement de prérequis disciplinaires à l’entrée des universités ; la présence en même temps d’un système sélectif parallèle public et privé (Grandes Écoles, Classes préparatoires, Écoles de commerce, IUT, BTS, etc.) ; le poids des concours nationaux (Agrégation du secondaire et master Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation – MEEF) par rapport aux diplômes universitaires, ainsi vidés d’une partie de leur substance et des leur fonction ; le financement des Grandes Écoles et des Classes préparatoires, qui absorbent environ ¼ du budget de l’enseignement supérieur alors qu’elles assurent la formation de 20% des étudiants ; la présence enfin d’EPST (en premier lieu le CNRS), auxquels l’État dévolue les missions de la recherche, en faisant des universités, et plus particulièrement des facultés de SHS, le lieu de la remédiation, la fabrique des diplômes.
Il serait caricatural et injuste d’attribuer aux présidents d’université et de COMUEs la volonté de transformer à eux seuls l’université en un collège universitaire qui ne dirait pas son nom. On est même tenté de penser que ce serait un moindre mal si certaines COMUEs se structuraient ouvertement autour de deux pôles : le collège universitaire et l’université de recherche. Il faut reconnaître que la dimension de l’université-collège est surtout revendiquée par un nombre croissant d’universitaires, que l’on entend plus que les autres. Ils sont relayés par un ou deux syndicats d’étudiants qui ont une influence politique redoutable et qui sont, volens nolens, les alliés objectifs du système sélectif parallèle et de l’hégémonie de la transmission verticale que dénonçait autrefois Pierre Bourdieu. Beaucoup de ces universitaires ne croient plus que l’enseignement supérieur puisse résulter de la transmission de leurs recherches ; ils considèrent le plan Licence et l’objectif de 60 % d’une classe d’âge avec un diplôme du supérieur comme la plus noble des missions. La remédiation devient alors moins une chance (quelques heures en 1re année de Licence, c’est trop peu et trop tard) pour des étudiants abusés par leur réussite au Bac et abandonnant les cours au bout de quelques semaines de cours, qu’une sorte d’alibi pédagogique pour des universitaires ayant renoncé à leur statut de chercheurs.
Une refonte du système de la recherche française qui ferait abstraction de cette réalité risquerait de condamner à la marginalité didactique et scientifique les humanités, et en particulier ces disciplines que l’on serait tenté de réintroduire ope legis dans la formation universitaire. Un grand nombre d’universitaires ont depuis longtemps mis dans le collimateur les cours consacrés aux grandes disciplines traditionnelles des SHS (histoire, philosophie, littérature). Dans ces conditions, il paraît improbable que nos universités et nos facultés soient capables de faire la place nécessaire à la paléographie, à l’épigraphie, à la philosophie du droit, et bientôt au latin et au grec… Des mariages institutionnels, souvent blancs, ne font pas automatiquement de nos universités et de nos COMUEs l’égal de grandes universités internationales.
L’autonomie académique des universités avec le concours du CNRS
Lorsqu’on réfléchit posément à la question de la place des SHS dans le panorama de l’enseignement supérieur, il semble évident que la recherche dans ces domaines a encore besoin d’un organisme national qui accompagne et stimule l’évolution des universités et qui garantit l’ouverture à d’autres écoles de formation et de recherche. Sans le CNRS et ses UMR, les disciplines des humanités seraient condamnées par l’université d’aujourd’hui, qui en a déjà banni un certain nombre.
Mais ces disciplines risquent également d’être laissées pour compte par le CNRS tel qu’il est. L’INSHS devrait réfléchir à une nouvelle architecture de la recherche et surtout à une nouvelle manière de concevoir son partenariat avec les universités. Les UMR stratégiques (quelques dizaines de laboratoires où le mot recherche collective ne se réalise pas seulement en une juxtaposition d’axes élaborés à l’occasion de projets quinquennaux qui n’engagent que ceux qui doivent se charger de les évaluer) devraient devenir le lieu de ce partenariat durable. Un INSHS à la fois opérateur et agence de moyens pourrait alors jouer un rôle actif dans l’élaboration d’une vision stratégique partagée, qui, en s’appuyant sur de grands projets scientifiques, laisserait également la place nécessaire à la liberté de recherche de l’universitaire et du chercheur, car la recherche fondamentale est souvent dans les disciplines des humanités une recherche individuelle.
Collégialité et autonomie
Les sciences humaines étaient autrefois des arts, en particulier ceux du trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) ; des arts qui sont à l’origine de l’enseignement universitaire européen. Cette dimension artistique et technique a été en large partie effacée par le mot « science ». Or le syntagme « sciences humaines et sociales » ne rend pas tout à fait compte d’un diasystème disciplinaire complexe, où se côtoient des disciplines – par exemple la philosophie cognitive ou l’archéologie d’une part, et la littérature et la philologie, d’autre part – qui ne disposent pas des mêmes outils conceptuels et bibliométriques, et qui n’ont pas les mêmes besoins budgétaires.
Une telle multiplicité d’intérêts et de pratiques herméneutiques implique une direction capable de représenter cette richesse et d’en faire un point fort. Or une direction nommée par le CNRS, indépendamment de la qualité et des compétences de ses membres, ne peut sans doute pas impulser une vision nouvelle, plus ouverte à la fois sur l’université et sur l’étranger. Une gouvernance dépendant d’un CNRS dominé par la culture scientifique serait sous tutelle : celle de certaines sciences dures, celle de groupes corporatistes également.
La question de la gouvernance de l’INSHS est donc stratégique pour l’avenir des SHS, plus sans doute que celle du périmètre scientifique (ou du statut unique), parce qu’elle permet de contrôler et finalement de verrouiller le système. Or seule une réelle collégialité peut conférer au directeur de l’INSHS une légitimité et une crédibilité fortes vis-à-vis de la communauté des chercheurs (au sens large du terme) et des autres directeurs d’instituts du CNRS. Pour ce faire, le directeur de l’INSHS pourrait être élu par les directeurs des unités de recherche (UPR, UMR, UMI, UMIFRE et Unités de service de recherche – USR) qui relèvent de son institut. Il s’agit d’un corps électoral assez vaste (plus de 260 unités aujourd’hui) et représentatif de la diversité disciplinaire et statutaire (directeurs de recherche, professeurs d’université, chargés de recherche, maître de conférences, ingénieurs de recherche), qui bénéficie à travers les conseils de laboratoire qui les ont élus de la confiance des environs 11 000 chercheurs, enseignants-chercheurs et IT rattachés à des UMR, des UPR ou des USR. Une telle élection pourrait garantir également à l’INSHS une réelle autonomie dans le “pilotage” de la recherche et une capacité de négociation forte dans les accords de partenariat avec les universités et les COMUEs.
Une direction élue serait à la fois l’expression de la communauté CNRS et d’une large partie de la communauté universitaire, un tiers des enseignants-chercheurs des disciplines des SHS étant rattaché à des UMR.
Le rayonnement scientifique et la légitimité collégiale du directeur de l’INSHS sont une condition de la réussite de sa mission, mais également de sa capacité à tenir un discours cohérent face aux directeurs des autres instituts du CNRS et aux présidents des COMUEs.
L’exemple des accueils en délégation, qui offrent aux enseignants-chercheurs une des rares possibilités de se consacrer pendant un ou deux ans à leurs recherches, est dans ce sens frappant. Aujourd’hui, le manque de transparence nuit à la crédibilité du dispositif. Si le processus paraît assez clair jusqu’à l’évaluation par les sections du Comité national de la recherche scientifique (CoNRS), qui proposent aux instituts un classement ou une liste de noms, il est moins transparent en ce qui concerne les arbitrages faits dans un deuxième temps par les instituts, et devient totalement opaque lors de la négociation finale. Tout peut alors être modifié, sans que personne connaisse les critères qui justifient la modification des classements et des arbitrages rendus par les instituts. Cette “négociation” a comme acteurs, d’un côté, le directeur de l’un des 10 instituts du CNRS que l’organisme désigne pour un des “sites” universitaires, et, de l’autre côté, le responsable universitaire de ce même site. Elle concerne l’ensemble des accueils en délégation (toute discipline confondue donc) du site concerné. Or qu’est ce qu’un site aujourd’hui ? une université, une association d’universités, une COMUE ou une autre entité non bien définie ? Personne n’est en mesure de le dire. Même en admettant que le site et la COMUE soient la même chose (mais il y a des universités qui ne sont dans aucune COMUE, du moins pour le moment), les dix directeurs des instituts du CNRS doivent donc négocier avec une vingtaine de COMUEs et quelques autres regroupements en train de se constituer. Cela signifie que chaque directeur d’institut a en charge la négociation avec au moins deux sites (en réalité plus). Autrement dit, il doit défendre un nombre considérable de dossiers, qui concernent pour l’essentiel des communautés disciplinaires et des unités de recherche, qui ne relèvent pas de son institut, qu’il ne connaît donc pas et dont il ne peut pas mesurer les besoins. Dans ces conditions, c’est le responsable universitaire du site qui a presque toujours le dernier mot. Les universités sont ainsi à travers les décisions de leurs conseils académiques au début du processus, mais elles sont aussi au bout de la procédure, en étant donc juge et partie… Or l’enseignant-chercheur n’est pas au courant du fait que l’accueil en délégation auprès du CNRS est en réalité décidé par le responsable de son propre site (site dont il ignore le périmètre et souvent jusqu’à l’existence), sur la base d’une stratégie scientifique qui n’est affichée nulle part, alors que le support compensatoire est payé par le CNRS et que l’accueil en délégation doit se faire auprès d’une UMR…
Le CNRS, et l’INSHS en particulier (car les arbitrages défavorables concernent souvent des enseignants-chercheurs relevant des SHS), ont le devoir de garantir la clarté et la visibilité des décisions concernant les accueils en délégation. Cela exige que le processus soit mieux encadré, qu’il y ait une stratégie disciplinaire opposable à la stratégie dite de site, et que le directeur de l’INSHS possède la légitimité et la crédibilité pour défendre les choix pris collégialement par les sections du CoNRS et par son propre institut.
Le CNRS et l’INSHS devraient mettre les accueils en délégation au cœur de leur partenariat avec les universités et de leur prospective scientifique.
3 – Jalons pour une subsidiarité stratégique
Il serait prétentieux de vouloir définir préalablement les priorités d’une stratégie globale pour les SHS, qui ferait travailler ensemble l’INSHS et les COMUEs. Si l’alliance Athena, qui regroupe les principaux acteurs institutionnels des SHS (CNRS, CPU, CGE, INED, IRD, INRA, CEA), a partiellement échoué dans sa mission de « Renforcer les dynamiques du système de recherche SHS et bâtir une réflexion prospective de long terme » (http://www.allianceathena.fr/nos-missions), c’est aussi parce qu’elle manque d’une représentative élective. L’un des avantages d’une direction de l’INSHS élue collégialement serait aussi de pouvoir s’appuyer sur le réseau des UMR et des conseils de laboratoire, faisant ainsi émerger des priorités définies par la communauté des chercheurs (une fois de plus au sens large du terme) et non par quelques responsables nommés par le ministère.
Une stratégie nationale des SHS ne peut se faire sans le concours actif de la communauté scientifique. Les propositions que je présente ici n’ont donc pour but que de nourrir la réflexion.
CNU et CoCNRS
L’un des problèmes majeurs de l’actuelle organisation du CNRS, et plus spécifiquement de l’INSHS, est celui des sections. La lisibilité de ces sections est souvent problématique. Les universitaires d’ailleurs ne connaissent pas bien les sections du CNRS et ne comprennent pas ces monstres épistémologiques, fondés sur des découpages relevant souvent d’une approche datée.
Si le CNRS doit travailler davantage en collaboration avec les universités, il est sans doute souhaitable que les critères scientifiques de l’évaluation des unités, des chercheurs et des enseignants-chercheurs soient davantage harmonisés entre les deux communautés, sans pour autant nier les spécificités de l’une et de l’autre et la richesse de cette différence. Pour qu’une telle convergence soit féconde, il ne faudrait ni adopter le modèle monodisciplinaire du CNU, qui connaît ses travers et ses limites (voir à ce propos l’article de François Vatin et Alain Caillé, « Onze modestes propositions pour une réforme démocratique de l’Université française », Revue du Mauss, 33, mai 2009), ni privilégier le système adopté par le CNRS, souvent fondé sur une interdisciplinarité mal définie. Il conviendrait de réfléchir à des découpages de sections qui ne reproduisent pas les effets de seuil et de chapelle disciplinaire que connaît le CNU et qui n’aboutissent pas non plus à la constitution de comités de la recherche scientifique (CoNRS) où la présence d’un seul spécialiste par discipline ne garantit ni la pluralité des approches ni la diversité des recrutements.
Certaines sections du Conseil national des universités (CNU) comptent jusqu’à 32 membres élus (et autant de suppléants) et un tiers de membre nommés, ce qui fait un total de 96 spécialistes d’une même discipline. À titre d’exemple, l’actuelle section 35 du CoNRS (« Sciences philosophiques et philologiques, sciences de l’art »), qui recouvre en gros onze sections du CNU, ne compte, comme toutes les sections du CoNRS, que 11 membres élus et 7 nommés. Ces 18 chercheurs et enseignants-chercheurs, qui n’ont pas de suppléants, doivent ainsi couvrir un périmètre disciplinaire pour lequel les onze sections du CNU correspondantes peuvent s’appuyer sur l’expertise de 648 spécialistes (titulaires et suppléants). Certes, le nombre de chercheurs rattachés à la section 35 (194 en 2014) est nettement inférieur à celui des enseignants-chercheurs relevant des mêmes sections du CNU (6 652 en 2015), mais les missions aussi sont différentes. Si le CNU a dans la qualification aux fonctions de maître de conférences et de professeur une tâche particulièrement chronophage, qui requiert un grand nombre de rapporteurs, le CoNRS doit s’occuper entre autres choses de l’évaluation chercheurs et des laboratoires dont le CNRS a la tutelle, et il se constitue une fois par an en jury de recrutement. Tout cela sans que ses membres universitaires ne bénéficient d’aucune décharge horaire dans leurs universités.
Dans ces conditions, le recrutement, la promotion et l’évaluation des chercheurs risquent d’être faussés. La présence d’un ou au mieux deux spécialistes par discipline dans certaines sections du CoNRS peut provoquer un phénomène de recrutement endogamique. C’est ce que les universitaires allemands appellent hausberufung : le CNRS n’en pas indemne. Ce recrutement interne peut être encore plus nuisible que le recrutement local des universités, en particulier dans les sciences de l’érudition, où le faible nombre de chercheurs (parfois moins d’une dizaine) peut provoquer l’hégémonie d’une seule école de pensée et le déclin d’une discipline.
Il paraît évident que le mode de composition et le nombre de membres des sections du CNU et du CoNRS gagneraient à être redéfinis et harmonisés selon les missions de l’un et de l’autre.
Une recomposition du panorama disciplinaire des sections aurait aussi le mérite d’améliorer la représentativité de ces comités : le pourcentage de votants chez les universitaires est insuffisant. Pour renforcer l’assise collégiale du CoNRS, on pourrait coupler l’élection de ses sections avec celle du CNU, et compléter la composition de l’un et de l’autre en fonction des lacunes disciplinaires. Les sections du CNU compétentes pourraient par exemple proposer des membres nommés pour le CoNRS, et vice-versa. Cela aurait l’avantage de renforcer, dans le premier cas, la compétence disciplinaire du CoNRS, et de favoriser, dans le deuxième cas, l’ouverture pluridisciplinaire dont le CNU aurait besoin.
Laboratoires stratégiques et recherche individuelle
Le redécoupage thématique des sections et des comités nationaux relevant de l’INSHS permettrait aussi une meilleure définition de l’objet et de son périmètre.
C’est moins la différenciation de l’approche scientifique, trop souvent mise en avant au CNRS comme une sorte de plus-value par rapport à la recherche universitaire, dont la qualité et la quantité n’a souvent rien à envier à celle des organismes, qu’une synergie consciente et affichée avec la recherche universitaire que l’INSHS devrait poursuivre. Cela ne revient pas à nier l’intérêt et l’importance des pratiques heuristiques que les chercheurs du CNRS ont contribué à faire émerger à travers leurs travaux, mais à la faire fructifier en la confrontant aux méthodes de recherche développées par la recherche universitaire dans ces mêmes domaines. Un seul exemple. L’absence de dialogue entre les sectateurs d’une approche génétique de la littérature moderne et les disciples d’une philologie du texte est une illustration parfaite d’une incommunicabilité qui nuit aux uns et aux autres, et dont l’une des causes principales, par-delà de vieilles querelles idéologiques, est le fait que les premiers sont pour l’essentiel “confinés” dans quelques unités du CNRS et les seconds officient pour la plupart dans des universités.
Parmi les objectifs prioritaires de l’INSHS, on pourrait en mettre en exergue au moins trois : la défense des disciplines de l’érudition déjà évoquées ; l’identification sur des bases purement scientifiques – et non pas à partir du nombre de IT et de chercheurs CNRS – des unités stratégiques ; une ouverture à la recherche en sciences humaines telle qu’elle est pratiquée dans d’autres pays européens (les UMIFREs pourraient être les plateformes idéales de cette confrontation).
La structuration actuelle de la recherche française fait seulement en apparence la part belle aux laboratoires. En réalité, elle ne permet pas de distinguer entre des unités de recherche qui ont une mission bien définie et des équipes qui n’existent que parce qu’il y a obligation pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs d’inscrire leurs recherches dans une structure collective.
Mieux définir le rôle et l’importance des équipes stratégiques du CNRS permettrait également de favoriser la recherche fondamentale non pilotée. L’obligation d’inscrire toute activité de recherche dans le cadre des axes d’un laboratoire a fini par nuire à la définition et à la cohérence des programmes collectifs et par limiter l’indispensable liberté du projet de recherche individuel.
Les temps de la recherche
Laisser la liberté aux universitaires d’être associés pendant une période modulable à un laboratoire, de créer le cas échéant des groupes de recherches dans des hôtels à projets (autour de programmes dont le financement est limité dans le temps), ou d’être rattachés à l’École doctorale de leur université, lorsqu’ils travaillent dans une perspective individuelle, correspond en premier lieu à la respiration naturelle de la recherche dans un grand nombre de disciplines des SHS.
Renforcer le rôle des équipes qui ont de véritables programmes collectifs permettrait enfin de mieux définir les politiques publiques de la recherche fondamentale. Le rapport institutionnel entre l’INSHS et les universités serait alors renforcé et les UMR seraient le lieu privilégié de ce partenariat durable. Les groupes de recherches ou les hôtels à projets pourraient devenir les incubateurs des laboratoires de demain. Le paradoxe de l’interaction entre spécialisation et interdisciplinarité pourrait trouver une issue produite par la recherche elle-même.
C’est seulement une fois que les universités auront donné aux moyens et aux enjeux de la recherche la place stratégique qui doit être la leur, que la question de la convergence entre le statut des chercheurs et le statut des enseignants-chercheurs pourra être posée, du moins pour certaines disciplines des humanités. C’est alors que l’on pourra réfléchir à la création dans certaines disciplines (littérature, histoire, etc.) de chaires mixtes de longue durée, éventuellement renouvelables – en fonction, par exemple, d’un projet d’habilitation à diriger des recherches. Cela favoriserait sans doute plus que des alliances institutionnelles le processus de rapprochement entre le CNRS et les universités.
La suppression du statut de chercheur dans les SHS n’est ni praticable, ni souhaitable. Elle n’améliorait pas les conditions de travail des enseignants-chercheurs et elle aurait des conséquences graves pour la recherche française. Mais la préservation de la condition de chercheur dans les disciplines des humanités ne passe ni par une défense corporatiste du statut, ni par l’affirmation d’une supériorité de la production scientifique, quantitative et/ou qualitative, que rien ne permet de prouver. Les chercheurs de l’INSHS devraient être les premiers à revendiquer une convergence des missions qui permette, d’un côté, aux enseignants-chercheurs de bénéficier de meilleures conditions pour leurs recherches, et qui, de l’autre côté, leur offre la possibilité de confronter leurs recherches aux doutes et aux interrogations des étudiants : la formation est une forme de critique des savoirs indispensable à la recherche. La convergence des missions n’est pas le statut unique, mais la condition plutôt d’une forme de partage plus équitable et plus rentable du temps consacré à la formation et à la recherche. Un dernier exemple. Si les 1 700 chercheurs qui relèvent de l’INSHS pouvaient assurer deux années sur trois un tiers de la charge d’enseignement d’un universitaire (ce qui correspondrait à un statut plus avantageux que celui d’un membre de l’IUF), cela permettrait de faire bénéficier les enseignants-chercheurs des SHS d’environ 350 supports d’accueil en délégation en plus par an, c’est-à-dire trois fois le nombre de délégations actuellement accordées par l’INSHS. Un tel partage, qui bénéficierait également aux étudiants, ainsi confrontés à une approche interdisciplinaire peu pratiquée dans nos facultés, ne coûterait pas un euro au CNRS, aux universités et à la communauté nationale. Le statut de chercheur doit être perçu comme un modèle par les enseignants-chercheurs et non comme un privilège.
L’augmentation considérable du nombre de délégations et de détachements de longue durée (3-5 ans), éventuellement renouvelables (version française des fellowships), permettrait de créer les conditions d’une véritable modulation du temps de travail et de recherche des universitaires. Les accueils en délégation seraient ainsi au cœur d’un partenariat fécond entre le CNRS et les universités.
L’INSHS pourrait alors faire sienne la formule avec laquelle le président de l’université de Stanford s’était adressé à ses collègues : « We are here to protect your time ».